Chaïm Grosman et sa sœur à Paris (à partir de 1926, sd). Archives familiales

Chaïm GROSMAN
par sa fille Jeannine Frenk

Mon père Chaïm Grosman était né à Opatow en 1903. Je ne sais rien de sa famille.

Il est venu en France en 1926. Il était brocanteur et avait une petite boutique 47 rue Basfroi à Paris. Je ne sais pas comment ni où mes parents se sont rencontrés.

D’après leur livret de famille, ils se sont mariés en 1936 et ils ont habité 5/7 rue du Corbeau, immeuble connu. Ma mère était arrivée en 1934 de Bessarabie avec sa sœur. Je suis née en 1937. Je sais que j’ai eu un frère qui était né en 1939 et qui est mort en 1940. Je n’en connais pas la raison. Entre 1937 et 1941, j’étais chez mes parents rue du Corbeau. Ma mère a été déportée par la rafle du Vel d’Hiv. Elle a écrit une lettre très émouvante de Drancy à sa sœur. J’étais avec elle jusqu’à son arrestation.

Puis j’ai été conduite chez ma tante, la sœur aînée de ma mère, soit par un policier, soit par un voisin : les témoignages divergent. Elle avait deux enfants, dont une grande fille qui avait six ans de plus que moi. Ma tante ne voulait absolument pas parler de cette période. Elle a eu la chance d’être restée pendant toute la guerre dans son appartement, aidée par la concierge.

Moi, j’ai été placée par l’OSE chez une nourrice. J’ai le souvenir d’une très grande cour avec des centaines d’enfants et que je pleurais beaucoup. Ce serait un genre de château. L’OSE a retrouvé mon dossier, mais ça n’a pas apporté d’éléments nouveaux.

Longtemps après, je suis allée dans le village où j’étais, à côté de Saulieu et, là, j’ai retrouvé quelqu’un qui se souvenait que j’étais chez ses parents. Je ne sais pas si elle était payée. Je pense qu’elle ne me gardait pas gratuitement. C’étaient des conditions très difficiles. La nourrice me faisait travailler très petite, j’ai de très mauvais souvenirs. J’ai retrouvé l’école.

Je suis retournée chez ma tante en 1946.

Ma tante que j’ai plusieurs fois interrogée me disait que mon père était un homme fier, qui se considérait d’un milieu plus élevé qu’eux, donc il y avait très peu de rapports entre eux. Ma mère avait travaillé dans une bibliothèque, vendait des livres.

Chez nous, on parlait yiddish. La lettre de ma mère venant de Drancy est en français, mais je ne sais pas si c’est elle qui l’a écrite ou si quelqu’un l’a écrite pour elle.

Quand je me suis mariée et que j’ai eu mes enfants, je n’ai pas voulu leur raconter mon histoire et je me suis murée dans le silence. Je voulais qu’ils aient des grands-parents. J’appelais mon oncle et ma tante papa et maman depuis très longtemps, ça me venait spontanément. Pour eux, c’était leurs grands-parents. Ils l’ont cru jusqu’à la mort de mon oncle en 1986. Mes enfants ont très mal réagi, ils m’ont beaucoup reproché de le leur avoir caché.

L’année dernière, je suis allée en Pologne, mais je n’ai pas pu aller à Auschwitz, c’était trop dur pour moi. J’aurais surtout aimé aller dans le village où était né mon père.

J’ai peu de renseignements sur lui, hormis les informations des archives du Loiret sur son hospitalisation du 26 au 31 janvier 1942. Quand je suis allée à l’exposition sur les objets, baraque 18, j’ai cru reconnaître mon père sur une photo. Je n’ai d’ailleurs de lui qu’une seule photo. Je n’ai aussi qu’un seul papier personnel, la somme qu’il possédait au camp. Sur sa fiche, il est indiqué qu’il a été interné au camp de Beaune-la-Rolande et déporté le 27 juin par le convoi 5.

Ce témoignage, je le fais pour mes enfants, et surtout mes petits-enfants. Pendant longtemps, je n’ai jamais voulu parler de cette période. C’était trop douloureux. Avec le dossier pour la spoliation (que je ne voulais pas faire au début), j’ai été obligée de me replonger dedans et de faire mon travail de mémoire et de deuil. Jusqu’à présent, je n’avais pas ressenti la souffrance. Mais maintenant, quand je lis un livre sur la Shoah, je fais des cauchemars terribles. Mon fils, qui a 45 ans, ma fille, qui a 41 ans, comprennent maintenant que j’ai voulu les préserver. J’ai beaucoup raconté à mon petit-fils qui a 11 ans. Je suis très proche de mes petits-enfants.

Je me souviens que quand j’étais en classe et que l’on savait que j’étais orpheline, j’avais comme une gêne, presque une honte. Ma tante, qui vivait très misérablement, me promenait partout dans les lieux où elle pouvait avoir des secours. Je me souviens que pour un anniversaire, j’avais eu des chaussettes. J’ai gardé longtemps cette honte et je me suis dit que pour mes enfants, je leur construirais un autre monde. Ils auraient des grands-parents. Mon oncle était très fier de sortir ses petits-enfants.

Je n’ai pas attendu mes parents, je savais qu’il n’y aurait pas de retour. Et personne ne m’en a jamais parlé. Je n’ai interrogé ni mon oncle ni ma tante. Sans doute ai-je senti que je ne devais pas le faire ; et les rares fois où j’ai demandé quelque chose, on ne m’a pas répondu. Le plus disponible, mon oncle, ne savait rien, puisqu’il avait été prisonnier dans un stalag. Je sais seulement que mon père avait une sœur qui était partie aux USA, peut-être en 1935, et que l’on n’a pas retrouvée.

 

Témoignage recueilli en 2008

 

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CHAÏM GROSMAN
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Assassiné à Auschwitz le 10 août 1942 à l’âge de 38 ans

JEANNINE FRENK
Fille de Chaïm Grosman
Née en 1937