Le nom de Moïsche Cisinski inscrit sur le registre des internés du camp de Beaune-la-Rolande. Archives départementales du Loiret – 175 W 34120

Moïsche CISINSKI
par sa fille Vita Sztulman

En 1939, mes parents Rojzke et Moïsche Cisinski vivaient à Paris depuis dix ans. Ils étaient originaires l’un et l’autre de Kaluszyn, un shtetl à l’est de Varsovie. Mon père était arrivé le premier, illégalement, et avait fait venir ma mère quelques mois plus tard, le temps de lui faire établir un visa.

À la déclaration de guerre, le temps des vaches maigres était derrière eux. Je venais d’avoir 6 ans. Mon père, comme de nombreux étrangers, s’est engagé dans la légion étrangère, mais n’a pas été enrôlé.

Nous avons connu deux exodes, le premier à Montoire, puis quelques semaines après la naissance de ma petite sœur Ida à Paris en avril 1940, nous avons pris le train jusqu’à Tarbes. Quand nous sommes rentrées, les Allemands occupaient Paris. La vie a continué : mes parents travaillaient, j’allais à l’école.

Le 13 mai 1941, deux gendarmes se sont présentés à notre domicile et ont remis une convocation à mon père. J’avoue ne pas avoir retenu la couleur du papier –“le billet vert”– mais juste les paroles de mon père. “Je ferai mon devoir”,  a-t-il dit aux gendarmes qui lui ont recommandé de se présenter le lendemain au lieu de la convocation.

Le 14 mai (date importante à mes yeux de petite fille : ma petite sœur Ida avait tout juste 13 mois, on comptait encore son âge en mois, c’était une sorte d’anniversaire), nous avons accompagné mon père. Nous nous sommes rendus dans une petite rue du square du Temple, 6 rue Portefoin ou rue Pastourelle ? Dans une cour étaient rassemblés de nombreux hommes et leurs familles. Les gens parlaient en yiddish. L’atmosphère était tendue. Une grosse dame s’est évanouie. Ils sont partis et nous sommes rentrées chez nous.

Mon père a raconté plus tard qu’en arrivant au camp de Beaune-la-Rolande, il a vite réalisé qu’il s’agissait d’un camp d’internement et non pas d’un camp de travail comme il l’avait imaginé au départ. Il en a fait le tour pour trouver un moyen de s’échapper et dit à ses camarades qu’il ne fallait pas rester là.

Ma mère nous a emmenées chez un photographe, Ida et moi. La photo dédicacée “à mon petit papa chéri” existe toujours.

Quelques semaines plus tard, les visites des familles ont été autorisées. Nous sommes arrivées la veille au soir. Nous ne pouvions entrer dans le camp, mais nous nous en sommes approchées. Les hommes étaient massés derrière le grillage et cherchaient à voir leurs familles. J’ai pu apercevoir mon père et son merveilleux sourire. Etre en même temps si près et si loin, ne pas pouvoir l’embrasser, ni le toucher, le voir enfermé, derrière un grillage a été pour moi un souvenir marquant. Le lendemain, nous avons pu pénétrer dans le camp. Je suis incapable d’en faire la description, sauf les baraques ; je n’avais d’yeux que pour mon père.

L’été venu, les fermes alentour avaient besoin de bras pour les moissons. Le Loiret est un département rural et les hommes étaient mobilisés. Les hommes internés dans le camp ont eu la possibilité d’aller travailler dans les fermes, à condition de se débrouiller pour en trouver. Ma mère nous a fait garder par une amie et a cherché et trouvé une ferme qui acceptait de prendre mon père. Les vacances d’été ayant débuté, nous l’y avons rejoint. À la fin des moissons, deux gendarmes sont venus dire à mon père de réintégrer le camp. Nous sommes reparties pour Paris. Mon père, lui, est parti pour Avallon où son frère aîné Majer s’était réfugié avec sa famille. Je l’y ai rejoint.

Nouvelle “séquence gendarmes” un matin chez mon oncle : M. Cisinski était convoqué à la gendarmerie. Par prudence, c’est mon oncle qui s’y est rendu. Il nous a rejoints, mon père et moi, dans le petit bois tout proche : “c’est toi qu’ils cherchent”. La décision de mon père a été immédiate : partir, passer en zone libre. Il a failli se faire arrêter au passage de la ligne de démarcation, mais une aubergiste compatissante l’a caché et il a pu arriver à Lyon.

En novembre 41, ma mère, ma sœur et moi avons passé la  ligne à notre tour et nous l’avons retrouvé à Lyon. Nous avons vécu en banlieue lyonnaise à Saint-Fortuna d’abord, puis à Saint-Didier-au-Mont-d’Or. Les réunions du Bund avaient lieu dans notre appartement.

Les rafles ont commencé très vite, dès l’occupation de la zone libre par les Allemands. En mars 1943, nous sommes partis pour la Suisse. Un passeur nous a fait franchir la frontière à Annemasse. Nous faisons partie de ceux qui ont eu beaucoup de chance. Nous sommes restés en Suisse jusqu’en juillet 1945. La guerre était finie et la naissance de notre petite sœur Annette a marqué le signal du renouveau. C’est grâce au courage de mes deux parents, à leur présence d’esprit et leur réactivité, ainsi qu’à l’organisation efficace des réseaux du Bund-Arbeter Ring (Cercle ouvrier bundiste), pour les faux papiers et les passeurs en particulier, que notre cellule familiale s’en est sortie indemne.

Mais notre proche entourage -famille et amis- était un champ de ruines. Mon père s’était lancé dès son retour en France à la recherche de son frère et de sa famille, réfugiés à Avallon. Il avait supplié Majer le jour de sa fuite de quitter Avallon lui aussi, mais mon oncle avait refusé : il ne s’était pas déclaré comme juif et s’y sentait en sécurité. Mon oncle Majer et ma tante ont été arrêtés au printemps 42 suite à une dénonciation et ont été déportés à Auschwitz le 17 juillet 42 (convoi 6) et sont décédés un mois après leur arrivée au camp.

Mon père a retrouvé leur fils Emile qui a été placé dans sept familles successives entre 1942 et 1945.

La période de l’après-guerre a été difficile : il a fallu se reconstruire et souvent repartir à zéro. Elle a été marquée par des sentiments opposés : la joie d’avoir survécu et de retrouver des proches, sentiment de libération et soulagement de n’être plus pourchassés. Mais aussi, et surtout, la découverte de l’étendue du désastre, des disparitions et des atrocités a fait peser une chape de plomb sur tous.

 

Témoignage recueilli en 2011

 

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MOÏSCHE CISINSKI
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Évadé le 24 août 1941

VITA SZTULMAN
Fille de Moïsche Cisinski
Née en 1933