Szmul Drut avec sa femme Henriette et leur fils Roland (1941-1942, sl). Archives familiales

Szmul (Simon) DRUT
par son petit-fils Adrian Drut et à travers les écrits de son fils aîné, Roland Drut

Au moment de son arrestation, mon grand-père avait 29 ans, son épouse Henriette avait 28, et Roland, leur fils, 5 mois de gestation.

Szmul Wolf Drut était né à Varsovie le 24 juillet 1912, le seul garçon des cinq enfants de Salomon Drut et Sara R. Lewcowicz. Il est mort à Buenos Aires, Argentine, le 3 janvier 1968, huit mois avant ma naissance, mais en sachant que ma mère me portait dans son ventre.

Entre ces deux dates, il fera la connaissance de sa femme pendant un voyage en Argentine dans les années 30 (une partie de sa famille y habitait). À son retour en France, il travaillera comme coiffeur pour dames et finira par ouvrir un petit salon que le jeune couple aménage en bas de leur appartement, au 62 rue de Montreuil dans le XIe arrondissement. Il aura trois enfants en France (Roland, Joseph et Suzanne), repartira en Argentine avec toute la famille en 1952, et aura quatre petits-fils qu’il ne connaîtra jamais : Adrian, Cristian, Joël et Pablo.

Très peu bavard (et encore moins affectueux envers ses enfants), il ne parlera jamais de sa période d’internement dans le camp de Beaune-la-Rolande. Tout ce que l’on sait sur le sujet a été rapporté par les conversations que mon père a eues avec ma grand-mère au fil des années, par les documents que Roland a conservés, les recherches qu’il a lui-même effectuées et tous les écrits qu’il a entamés un peu avant de nous quitter, victime d’un cancer, en mai 2006.

À ce propos, mon père écrit :
Mon grand-père maternel a fini ses jours à Auschwitz (Il vaut mieux dire qu´il fut assassiné) de la même façon que mon oncle cadet. Un frère de ma mère, Joseph, fut abattu dans la rue par un policier français, un bon collabo de Vichy, qui fut jugé après la guerre. Mon père restera triste : triste et taciturne toute sa vie, et le sourire ne sera pas très normal en lui. Une de ses sœurs est revenue du camp et ensuite s’est suicidée au gaz, chez ma tante Adèle. Il ne sut jamais ce qui avait pu arriver aux autres, ceux qui sont restés à Varsovie. Jamais, alors la tristesse pour la vie. C´est tout. Certaines fois, je me pose un tas de questions... Mes parents étaient-ils conscients du nazisme à l´époque ? En 1936, il y avait eu, Place de La Nation, une formidable manif antisémite, tout près de chez eux... alors ?
Je pense à présent que le non-dit a toujours une certaine conséquence inconnue et dramatique, car on va chercher son identité inconnue ou introuvable par n´importe quel chemin et on ne la retrouve jamais, ou presque jamais. Quand tout est perdu, on cherche dans le vent, dans l´espoir, ou bien dans les nuits de l´histoire même.

Le fameux “billet vert”, adressé au nom de Szmul Drut, était daté du 10 mai 1941, mais on suppose qu’il a dû arriver la veille de son arrestation, c’est-à-dire le 13 mai. Le dit billet “l’invitait” à se présenter le 14 mai à 7 heures du matin, accompagné d'un membre de sa famille ou d'un ami au 2 rue Japy (le célèbre Gymnase). Ma grand-mère l’a-t-elle accompagné ? On n’en est pas sûr. Encore le non-dit, les trous dans l’histoire. Ce dont on est sûr, c’est qu’il a été embarqué sur le champ. En tant que polonais et juif, ce fut impossible pour lui d’échapper aux lois des 3 et 4 octobre 1940 autorisant l’internement de tout étranger masculin de 18 à 45 ans ou “les ressortissants étrangers de race juive”.

À cette époque précise, et selon les versions familiales, on tolérait encore les visites dans les camps et c’est ainsi que Henriette – enceinte de Roland – pourra lui rendre visite et lui apporter de la nourriture. Elle-même sera épargnée, mais perdra une bonne partie de sa famille.

Elle nous répétait sans cesse deux choses à propos de l’internement de son mari : la première, c’est qu’il passait son temps à couper les cheveux des internés, car on profitait de son métier. La deuxième : “moi, je pardonne, mais je n’oublie pas”.

Parfois, le silence peut laisser des cicatrices encore plus profondes que la parole. Ainsi, mon père écrit :
“À Paris, on habitait tout près de place de La Nation et à quelque pas du Faubourg Saint Antoine, ancien quartier d'ébénistes, vraiment le XIe où à l'époque logeaient de nombreux Juifs arrivés en France avant la guerre. Ma Mère chantait en français des vieilles chansons juives et aussi “Carmen”, des airs de “Werther” de Jules Massenet. Elle aimait bien Georges Thill, Régine Crespin et toute la musique populaire de l'époque, ainsi que Yvette Horner et son accordéon. Elle était gaie et a su se remonter assez bien, tout au contraire de mon père, qui, lui, ne chantait guère. Le pire, je l'ai toujours avoué, c'est le non-dit, le non-parlé, le non-écrit, ceci creusera des grands trous noirs dans ma vie. Peut-être ce n´est pas grave, à présent, mais je pense que c'est à cause de tout cela, caché sans doute, que j'éprouve aujourd'hui des besoins d'ausculter le passé. Il y a eu trop de choses qui sont arrivées sur le chemin de ma vie et j'étais petit pour que je puisse les comprendre, sûrement on me les a cachées pour ne pas me faire souffrir et plus d'une fois mes parents parlaient yiddish afin de m´empêcher de comprendre ce qui arrivait à la maison.”

Le 26 août 1941, mon grand-père est relâché du camp, avec un groupe d’internés, et se voit délivrer un certificat du préfet du Loiret qui cite une “maladie incompatible avec un internement”, cause de sa libération. Ce sera le dernier groupe de détenus libérés avant que le Reich ne durcisse le règlement du camp. À ce moment-là, Szmul/Simon occupait la baraque nº9. Roland, son premier fils, verra le jour le 15 septembre de la même année.

Les documents produits par Vichy (“billet vert”, certificat de libération) étaient au nom de Szmul Drut ; ceux délivrés dans l'après-guerre portaient le prénom Simon. Mon grand-père avait-il changé de prénom après sa libération? Il semble peu probable. Alors ? Simple confusion administrative ? Encore un détail que mon père n’a pas pu tirer au clair.

À son retour de Beaune-la-Rolande, Szmul/Simon trouve son appartement et son salon de coiffure “confisqués” par Vichy et transférés à un collabo. Un document intéressant et assez rare de par son titre – “Sommation de déguerpir” – lui restituera ses biens de manière légale le 18 juillet 1945, en faisant sommation aux occupants, M. et Mme BASSOT, “d'avoir  immédiatement et sans délai de quitter et vider de corps et biens les lieux qu'ils occupent”.

Mais pour l’instant, et toujours selon le récit de ma grand-mère, ils empruntent de l’argent à leur famille (une sœur de Szmul, la mère d’Henriette) pour essayer de passer en zone libre.

Arrivés au point de rencontre fixé, le passeur en question refuse d’effectuer le trajet avec un bébé d’à peine deux ou trois mois. Il y avait d’autres personnes dans le groupe, et Szmul dut payer un supplément pour convaincre le passeur (et les autres) que son enfant ne causerait aucun problème car il était très sage.

Ils arrivent à la ligne de démarcation le matin suivant. Les récits familiaux s’entrecroisent : apparemment, Szmul/Simon aurait changé de nom au moment où il s’installe à Villeurbanne avec sa famille, mais aucune trace n’existe de ces faux papiers. Le rationnement, les longues queues pour obtenir un peu de lait pour son enfant, le marché noir, puis la naissance, en 1943, de son deuxième enfant Joseph – ainsi prénommé en mémoire de l’oncle résistant abattu – la disparition du père d’Henriette, son frère cadet. Autant de pièces du puzzle que Roland, dans ses années d’adulte, essaiera de remettre en place :
“On m’a toujours dit que j´avais sauvé la vie de la famille (nous trois), parce que je n´ai pas pleuré, la nuit, avant d´arriver à la ligne de démarcation pour Lyon. Selon le récit de ma mère, on avait traversé un petit bois.
À l’époque, beaucoup de gens laissaient leurs enfants chez une nourrice. Mes parents devaient gagner leur vie, et ils auraient sûrement pu me laisser. Ils ont pensé et disposé les choses d´une autre façon. Tous les trois, on s’est échappés ensemble, on s’est cachés et on a survécu. Qui avait donc raison ? Ceux qui ont décidé de se séparer de leurs enfants pour les sauver, ou les autres qui ont essayé de se sauver tous ensemble? Qui le sait ? Il n´y a pas de bonne réponse à ce sujet...”

Autant le dire tout de suite, mon grand-père est sorti de cette expérience avec le fort désir de masquer ses origines juives pour “le bien-être de ses enfants”, pour être à l'abri. Une leçon que, une fois la France derrière eux, il s'est empressé de transmettre à mon père :
“En France, nous ne célébrions aucune fête juive, et pour Noël nos petits souliers attendaient les cadeaux dans la cheminée de la salle à manger. Ma mère me disait qu'on était des ashkénazes et qu'elle et sa famille de Roumanie venaient des “Cohen”, une branche des Juifs de haute classe. Cela voulait dire : d'une classe supérieure aux autres Juifs. Ma mère a toujours vécu avec le retroussement de son déjà assez grand nez...
Durant de longues années, j'ai eu l'envie ou le besoin de passer inaperçu à l'égard de l'autre en tant que juif. Cela fut mon premier désir en arrivant en Argentine, ma première réaction. Le “vol du bourgeon” restait encore dans mes oreilles. Le “sale juif” ou bien le “youpin” étaient là, devant moi, alors je suis français, tout simplement, et pas de problèmes. Surtout parisien, ça faisait bien.”

Un jour de l’année 2003, à l’époque où j’habitais en France depuis déjà quelque temps, j’ai eu la curiosité d’aller voir le lieu où mon grand-père avait été interné, même si la famille me disait qu’il ne restait rien là-bas. Une de mes cousines et son mari m’y ont conduit en voiture. Je ne m’attendais à rien de spécial, j’avais juste le besoin d’y mettre les pieds et – d’une certaine manière – de boucler la boucle, comme tant d’autres l’avaient fait avant moi et le feront encore. Debout face au mémorial qui se trouve tout près de l’ancien emplacement des baraques, j’ai parcouru la liste de noms en sachant que celui de mon grand-père n’y figurait heureusement pas. Bizarre sentiment que celui de réaliser que – par un pur hasard – mon existence même était due au fait que Szmul/Simon avait fait partie de ceux qui avaient eu droit aux dernières miettes de chance.

Pendant que je parcourais – pour ce témoignage – les derniers écrits que mon père avait gribouillés avant sa mort, je suis tombé sur un paragraphe qui explique peut-être ce besoin que j’avais d’aller sur les lieux. Ce besoin de mémoire :
“Peut-être je raconterai deux ou trois fois les mêmes histoires, car je n'ai pas l'intention de corriger tout cela et le temps court derrière moi assez vite, trop vite. C'est la seule chose que je pense léguer aux futures générations et surtout à tous mes fils, bien entendu. Je crois qu’ils ont besoin de savoir. Peut-être je me trompe complètement, mais c'est un devoir que je m'impose à vie.
Je crois que, au fur et à mesure que le temps s'écoule, ils auront un besoin interne de savoir, d'apprendre et de savoir toute l'histoire de la famille, de la situation vécue par les juifs d´Europe, dont ils font partie, ou bien un seul de mes fils comprendra le devoir de léguer aux autres le passé
.”

Ce texte a été écrit en 2009, quelques jours après la naissance de ma nièce Emma. Depuis, et jusqu’à la mise en ligne de ce site, deux autres enfants sont arrivés dans la famille. Mon neveu Boris (né en 2012) et ma fille Renata (née en 2013). Ils ne connaîtront malheuresement pas leur grand-père, de même que nous n'avons pas connu le nôtre. Szmul/Simon, le déporté, le juif, l’humilié, le malmené... le survivant. Mais ils pourront lire, un jour, l’histoire de leur arrière-grand-père grâce à ces actes de mémoire. N’oublions jamais.

 

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SZMUL DRUT
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Libéré du camp le 26 août 1941 pour raisons de santé
Décédé à Buenos-Aires le 3 janvier 1968 à l’âge de 55 ans

ADRIAN DRUT
Petit-fils de Szmul Drut