Moszek Jakobowicz au camp de Beaune-la-Rolande (7 mai 1942). Archives familiales

Moszek JAKOBOWICZ
par sa fille Marie Jakobowicz

Mon père Moszek Aron Jakobowicz est né à Radomsk en Pologne le 17 mai 1903. C’est la date inscrite sur ses papiers. En fait, pour éviter le service militaire, il a dit qu’il était le jumeau de sa sœur Rachel. En réalité, la date est comprise entre 1904 et 1909 (date de naissance de sa sœur Dora).

La famille de mon père était religieuse, lui-même était croyant, mais peu pratiquant. Il ne faisait pas le shabbat et ne mangeait pas casher.

Mon père est venu en France vers 1928, pour des raisons économiques et à cause de l’antisémitisme. Il avait déjà trois sœurs à Paris. Il a été marchand forain, il a rencontré Robert Jakubowicz (un ami d’enfance de ma mère) qui est devenu un grand ami. Ma mère était originaire de la région de Piotrkow. Elle est arrivée en France en 1931. Elle épousa mon père le 16 juillet 1933.

Puis mon père a eu un commerce de détail en textile, 46 rue du Temple à Paris.

Mes parents ont habité rue de Montreuil jusqu’en 1938 environ, puis à la Nation. Je suis allée à l’école primaire rue de Picpus. Mes parents parlaient yiddish et ce fut ma première langue.

En 1939, le petit magasin marchait bien. Mon père était à la boutique et ma mère était couturière.

Mes premiers souvenirs remontent à la déclaration de guerre, l’atmosphère était très sombre. J’ai le souvenir des nouvelles qu’on entendait au poste, un dimanche midi. Robert et mon père se sont portés volontaires pour partir à la guerre. Mon père est rentré cinq jours plus tard, déclaré inapte pour raison médicale.

Mes parents, ainsi que toute la famille, se sont déclarés comme juifs et commerçants. Puis, il y a eu un gérant, mon père lui a lancé une chaise à la tête. Il y a donc eu un deuxième gérant qui restera jusqu’en 1944.

Mon père est convoqué le 14 mai 1941 au commissariat, avec menace de poursuite s’il ne se présente pas. La veille, il y a eu une réunion de famille avec ma tante Rachel Koslowski, son mari David, son fils Gilles, ma mère, mon père et moi. Des bruits courent dans Paris, mais assez vagues. Ma mère supplie mon père de ne pas se rendre au commissariat. Elle me dit qu’il ne faut pas aller à l’école, mais je n’ai pas voulu obéir. Ma mère espérait que j’allais fléchir mon père. Elle me l’a beaucoup reproché, comme si j’avais pu agir sur le destin.

Mon père ne revint pas du commissariat. Il fut transféré à Beaune-la-Rolande ainsi que David Koslowski et un autre oncle, Charles (Szaja Szajnert).

Robert Jakubowicz, le plus méfiant, le plus averti de la famille, ne se rendit pas à la convocation. Il partit en zone libre.

J’ai des photos de mon père de cette époque. Il a bonne mine, il est en bonne santé, entouré par ses amis. On avait des nouvelles par mon oncle, mon père travaillait chez un paysan, on n’avait pas idée de la mort. Ma mère n’était pas trop inquiète, on avait énormément de problèmes matériels.

Mon père avait projeté de s’enfuir, à la demande de ma mère. Victor devait venir le chercher. Mais au bout de quelques mois, la surveillance policière était renforcée, les hommes ne sortaient plus pour travailler. La fuite était quasiment impossible. Mon père a été déporté le 28 juin 1942, ainsi que mon oncle David et mon oncle Charles.

Ma mère ne recevait plus de lettres de Beaune-la-Rolande. Gilles Koslowski, mon cousin, m’a signalé une lettre de son père de Beaune-la-Rolande annonçant son départ pour un lieu inconnu, et le départ de mon père.

En novembre 1942, ma mère essaya d’avoir des nouvelles par l’intermédiaire de l’UGIF, on lui répondit le 17 décembre 1942, à propos de mon père : “Nous ne trouvons pas trace de son départ. Tout porte cependant à croire que Monsieur Moszek Aron a fait partie d’un convoi sans immatriculation préalable”.

J’ai écrit des souvenirs dans le manuscrit que j’ai intitulé : Chronologie familiale judéo-polonaise. Je revois mon père lisant beaucoup, à la boutique, à la table. Son père, “melamed” (enseignant d’hébreu), lui avait donné le goût des livres. Il lisait “L’ami Fritz” d’Erckmann-Chatrian. Il étudiait la grammaire française en même temps que moi, il me faisait lire, réciter, compter la caisse. Comme ma mère travaillait toujours à la machine, elle n’avait pas beaucoup de temps pour s’occuper de moi, sauf quand j’étais malade. J’avais des rapports privilégiés avec mon père, il se promenait avec moi, m’achetait des jouets. J’ai encore le baigneur en celluloïd acheté boulevard Diderot…

Pendant la guerre, nous avons été cachées à Paris depuis le 14 juillet 1942 jusqu’en août 1942, puis nous avons passé la ligne de démarcation à Mâcon, grâce à Alphonse et sa mère Marthe Licini qui ont reçu la médaille des Justes. Ensuite, nous avons été en résidence forcée en Ardèche jusqu’en 1943, puis à Bâgé-le-Châtel dans l’Ain (village où la gendarmerie sympathisait avec la résistance, les réfugiés, les étrangers) jusqu’en septembre 1944. J’ai décrit tout cela en détail dans la dernière partie de Chronologie familiale judéo-polonaise.

À Paris, en septembre, notre appartement était vide, il n’y avait plus de portes ni de serrures.

En 1945, on allait attendre mon père et mes oncles devant l’hôtel Lutétia à Paris. Je n’ai jamais rien connu de pire que ces attentes. La mort devenait tangible ; c’est depuis ce temps que toute attente m’angoisse. Quand on avait attendu des heures, des jours, des mois, on savait que ce n’était plus la peine, à moins d’un miracle. À l’école, je vivais dans un autre monde. Je n’étais pas comme les autres. Je n’étais pas vraiment là, j’étais dans le monde des morts.

La mort de mon père n’est pas représentable, c’est une mort anonyme, industrielle. Deux témoins, Monsieur Szabmacher et Monsieur Zider, ont écrit en 1946 qu’ils avaient été déportés en même temps que lui et qu’ils l’avaient vu mourir. J'ai découvert ces deux témoignages à la mort de ma mère en 1988. S’en sont-ils vraiment souvenus ou ont-ils voulu aider ma mère pour l’obtention d’une pension ? Je n’ai jamais su.

 

Témoignage recueilli en 2011

 

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MOSZEK JAKOBOWICZ
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5 
Mort à Auschwitz en août 1942

MARIE JAKOBOWICZ
Fille de Moszek Jakobowicz, née le 25 juillet 1934