Mosze Kaluski fabriquant un bateau en bois au camp de Pithiviers (entre mai 1941 et juin 1942, sd). Archives familiales

Mosze KALUSKI
par sa fille Betty Saville

Mon père est né en 1902 à Marki dans la banlieue de Varsovie, il est arrivé en France en 1929. Nous habitions à Paris dans le 5e arrondissement, au 3 rue Linné. Il était modéliste maroquinier.

14 mai 1941 ! Mon père est interné à Pithiviers.

Motif : Juif polonais.

Le camp de Pithiviers créé par les Allemands en juillet 1940, sera le lieu de détention de mon père sur le sol de France, le lieu de départ pour Auschwitz.

Sur les photos de mon père au camp, il creuse un bateau au couteau. Ses mains, en ce temps-là encore vivantes, habiles, s’exercent sur le bois. Ainsi doivent se passer les jours… le long des baraques… à la douceur de l’air de l’automne 1941 ou du printemps 1942. Il sculpte le navire surnommé “Pithiviers”, à ses pieds, sa gamelle vacille, toute de guingois sur un réchaud de fortune. Sur l’une de ces photos, à l’intérieur de la baraque, encombrée de grabats et de ballots, il cisèle encore le bateau. N’est-ce pas plutôt son coin de vie qu’il nous désigne, les étagères rangées, les objets personnels alignés, organisés selon déjà une certaine habitude ? Un halo de lumière pénètre par la fenêtre ouverte, entoure son visage. À l’agrandissement de la photo, on aperçoit flotter des images floues, punaisées sur l’étagère au-dessus de la tête de mon père. Les yeux se troublent à la vue de ces visages, l’âme s’obscurcit… des détails se révèlent à la clarté. Nous sommes là, ma mère et moi, dans la baraque, la tête penchée l’une vers l’autre, me voici enfant, toute proche de lui sur le carton photographique, debout vêtue d’une robe que je sais être de velours rouge sang. Par-delà le photographe invisible, mon père nous regarde… sa femme, sa fille.

“Je construis le bateau de rêve, dit-il, nous irons avec lui vers d’autres terres… vers d’autres hommes.”

Intuitive, ma mère sent planer le danger, elle supplie son mari de s’évader. Celui-ci refuse en riant, se moque de son angoisse. Seuls les détenus adhérents au parti communiste s’évadent, grâce à l’organisation du parti. Il n’est pas communiste. Et puis, où aller, qui lui fournira les faux papiers pour lui, pour sa famille ? Non ! Il est sous la protection de l’administration française. Ma mère s’obstine… Quoi faire ? À qui demander conseil ? Elle court après le moindre renseignement… Elle est aux aguets, apeurée pour sa fille, pour elle-même. Elle cherche comment faire sortir son mari dans la ville de Pithiviers.

Elle a trouvé ! Un jeune interné, ami de mon père, se marie, il le prend comme témoin au mariage civil. Ma mère court à Pithiviers, elle s’entend avec un gendarme qui accompagne les détenus au mariage, il accepte par avance les arrêts de rigueur, comme sanction, si mon père s’évade. Elle trouve un abri pour une nuit ou deux… une infirmière française lui cède une chambre. Tout est prêt pour l’évasion… Le capitaine Luthereau, commandant du camp, autorise généreusement la tenue du repas de noces à l’Hôtel du Gâtinais dans la ville, c’est-à-dire la sortie des internés du camp.

Le repas est joyeux, beaucoup de détenus sont parmi les invités, mon père aussi. Mais il ne veut pas… Il ne peut pas s’évader… Il se doit d’être digne de la confiance accordée et ne pas imposer des sanctions au gendarme qui les accompagne. Il veut être aussi digne qu’un Français idéal. Sa parole d’honneur donnée, rien ne le fera revenir.

Les détenus sont bien connus dans Pithiviers, les commerçants acceptent de leur vendre quelques denrées alimentaires et même, bien souvent, manifestent de la compassion à leur égard.

Qui a dénoncé cette noce juive, joyeuse, un peu bruyante ?

Le 9 avril, la Feldkommandantur d’Orléans informe le préfet d’Orléans des licences octroyées par le commandant du camp : suit une longue liste de toutes les libertés accordées par ce dernier, la sortie juive à l’hôtel du Gâtinais est largement mentionnée.

Le 14 avril, le préfet d’Orléans tente d’intervenir auprès de la kommandantur (quartier général des armées) : “Il résulte que les faits signalés sont exacts… Par ailleurs, il fait convenablement son service, et il y a lieu de le maintenir dans son emploi actuel”.

Le 18 avril, le même préfet informe la même kommandantur que le capitaine Luthereau a été relevé de ses fonctions le 15 avril 1942 et “rendu à la vie civile”.

Le 25 juin 1942, mon père, quarante ans, convoi 4, est déporté à Auschwitz.

 

Témoignage recueilli en 2010

 

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MOSZE KALUSKI
Interné au camp de Pithiviers à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 25 juin 1942 par le convoi 4
Assassiné à Auschwitz

BETTY SAVILLE
Fille de Mosze Kaluski