Abram Psankiewicz, engagé volontaire à Barcarès en 1940. Archives familiales

Abram PSANKIEWICZ
par sa fille Rachel Psankiewicz-Jedinak

Mon père, né à Varsovie en décembre 1901, était le troisième enfant d’une fratrie de cinq.

Il avait été engagé de force dans l’armée polonaise à 15 ans et demi. Il transportait des caisses de limonade dans un chariot tiré par des chevaux et avait été réquisitionné avec son chargement, dans la rue.

Mes grands-parents l’ont cru mort pendant des mois, et une nuit, il est réapparu dans un état lamentable. Il s’était enfui.

Il a quitté la Pologne très jeune, au début des années 1920, ainsi que ses deux aînés, frère et sœur avec leurs conjoints et enfants. Ils fuyaient l’antisémitisme et la misère.

Son plus jeune frère a disparu dans le ghetto de Varsovie avec sa femme et son fils. Sa plus jeune sœur est arrivée en France un peu plus tard avec ses parents (mes grands-parents maternels). Elle a été déportée à Auschwitz, par le convoi 26, avec son mari et ses quatre enfants.

Le frère aîné a perdu ses deux fils, l’aîné était à Beaune-la-Rolande avec mon père (convoi 5).

Le plus jeune, 16 ans, a été arrêté le 16 juillet 1942 en même temps que ma mère, ma sœur et moi-même, enfermés à la “Bellevilloise” à Paris 20e. Il n’a pas voulu tenter de s’enfuir avec nous. Il est parti avec le convoi 7.

Seule la sœur aînée de mon père a échappé à la déportation avec son mari et ses quatre enfants.

Ma mère Chana Gitla Zyto, née en 1900, déportée à Auschwitz par le convoi 12, était issue d’une famille nombreuse vivant à Varsovie. Une grande partie de sa famille a disparu dans le ghetto.

Mes grands-parents maternels émigrèrent à New York avec trois de leurs enfants dans les années 20. Ma mère et sa sœur Ruchka, qui devaient rejoindre leurs parents aux U.S.A, arrivèrent à Paris. Cet arrêt ne devait être qu’une étape, mais elles rencontrèrent leurs maris et le voyage s’arrêta là. Elles ont disparu à Auschwitz, comme leurs maris et un jeune cousin.

Ma sœur Louise est née en 1929, moi Rachel en 1934.

Mes parents se sont connus et mariés à Paris dans le vingtième arrondissement. Nous habitions au 26 rue Duris dans le 20e. Un appartement de deux pièces cuisine sans confort, les toilettes sur le palier. Mon père était menuisier ébéniste et travaillait dans une fabrique de meubles dans le quartier du faubourg Saint-Antoine Paris 12e.

Nous n’étions pas pratiquants. Il existait une forte complicité entre mon père et moi. Presque chaque soir, à l’heure habituelle de son retour du travail, ma mère me faisait signe, je descendais en bas de l’immeuble et, quand je l’apercevais au coin de la rue, je me précipitais dans ses bras.

Une image de ma prime enfance ressurgit parfois : je suis juchée sur ses épaules au milieu d’une foule immense, était-ce le Front Populaire ?

Nous chantions souvent tous les deux en Yiddish, en Français, en Russe. Il avait une très belle voix chaude et puissante.

J’ai vécu ma toute petite enfance, heureuse, dans une famille modeste et unie, cela m’a certainement aidée à m’en sortir plus tard.

Mes parents avaient une vie sociale dont le centre de gravité était la famille et les amis. Mon père aimait organiser des soirées entre amis. La convivialité animait ces rencontres. Je sentais poindre une certaine inquiétude lors de discussions entre adultes, mais j’étais trop petite pour comprendre.

Arrive la guerre, j’ai cinq ans.

Engagé volontaire en septembre 1939, mon père a été incorporé dans la légion au 21e régiment de Marche des Volontaires Étrangers, comme beaucoup de ses connaissances. Il participa, entre autres, à la bataille de la Somme où son régiment a été décimé.

Pendant ce temps, nous sommes parties. L’exode commença pour ma mère, ma sœur et moi-même, mon oncle, tante Lenczner avec leurs quatre enfants (tous déportés plus tard). Mon oncle avait aménagé des couchettes dans son camion. Nous avons subi un mitraillage important sur les routes par l’aviation italienne.

Puis, en septembre 1940, mon père a été démobilisé. Revenu à la maison, j’étais heureuse de le retrouver, nous étions à nouveau réunis.

Hélas, pour peu de temps car le 14 mai 1941 mon père a reçu la convocation par le “billet vert” soi-disant pour vérification d’identité. Je me souviens de son baiser et de son sourire. Il est parti très tôt le matin, accompagné d’un ami. Le piège s’est refermé. Il a été envoyé dans le camp de Beaune-la-Rolande, baraque n° 9.

Mes parents ont correspondu pendant ses treize mois de détention. Ma mère lui envoyait des colis et pendant cette période, elle a exercé des petits travaux pour améliorer notre quotidien.

Nous avons obtenu un droit de visite, je crois au printemps 1942. Partir pour Beaune-la-Rolande était une véritable expédition : train jusqu’à Orléans, puis voiture à cheval jusqu’à l’entrée du camp, gardé par des gendarmes français. Là, on confisque la carte d’identité de ma mère portant le tampon rouge « JUIVE ». Elle lui sera rendue à la sortie. Nous sommes restés ensemble un moment.

Lors de cette visite, mes parents se sont disputés et cela m’a beaucoup contrariée. Ma sœur m’a expliqué plus tard la raison de cette dispute : ma mère voulait décider mon père à fuir à travers champs pour aller travailler et se cacher chez des paysans, et ainsi nous serions à l’abri tous les quatre. Mon père lui a répondu “Tant que je suis ici, il ne vous arrivera rien”. Il était persuadé qu’il avait raison.

Il a été déporté par le convoi 5 le 27 juin 1942, avec son cousin Moszek (Maurice) et mon oncle Leib Bekier (tous les trois dans le même convoi).

J’ai récupéré des photos de mon père grâce à ma tante. On le voit en soldat en Pologne, en1916, puis en 1939-40, et enfin à Beaune-la-Rolande. Sur la dernière, il porte des socques en bois sur lesquels il avait fixé des bandes de tissu car il n’avait plus de chaussures.

Avec ma sœur, nous avons appris bien plus tard par un ancien déporté, Arié Landau, que notre père avait fait partie d’un groupe de Sonderkommando qui avait tenté, dans un acte de révolte ultime, désespérée, de faire sauter un four crématoire en tuant des SS, le 7 octobre 1944 à Birkenau Il a été assassiné juste après, comme tous ceux qui avaient pris part à cette révolte.

Ma sœur et moi-même avons vécu deux arrestations.

La veille de la rafle du  Vel d’Hiv, ma mère, ayant dû entendre des rumeurs, nous avait cachées, ma sœur et moi, chez nos grands-parents paternels qui habitaient tout près de notre domicile.

À l’aube du 16 juillet 1942, deux policiers, l’un en uniforme, l’autre en civil, nous ont réveillées brutalement. Ils nous ont intimé l’ordre à toutes les deux de nous habiller sur le champ afin d’aller rejoindre notre mère.

Sur le chemin, l’un deux s’exclama : “C’est votre concierge qui nous a dit où nous pouvions vous trouver” Ils nous ramenèrent chez notre mère, terriblement contrariée de nous voir revenir. Je garde en mémoire les mots rudes et violents des agents de police qui nous obligèrent à terminer à la hâte nos bagages.

Puis nous sommes parquées dans un centre de rassemblement nommé “La Bellevilloise”, rue Boyer à Paris, 20e arrondissement. Les enfants hurlent, la chaleur est étouffante. Nous étions nombreux. Des hommes, mais surtout des femmes et des enfants.

Ma mère exige que nous essayions de fuir toutes les deux par l’issue de secours. Moi je hurle, ne voulant pas la quitter. Alors elle nous gifle pour nous obliger à réagir.

Nous nous enfuyons, les deux policiers en faction ont détourné la tête pour ne pas nous voir sortir.

Nous avons survécu, ballottées séparément en différents endroits, dans un centre de l’UGIF, rue Lamarck, puis dans des familles catholiques, sous une fausse identité, dans des conditions précaires, menant la vie des enfants traqués, cachés, jusqu’à la Libération.

À la fin de la guerre, nous sommes allées à l’hôtel Lutétia pour rencontrer les déportés qui revenaient, espérant encore.

Il m’a fallu longtemps pour comprendre que j’étais définitivement orpheline. Cela fut difficile à accepter et la blessure reste toujours ouverte.

Tous les ans, je vais à la commémoration de la convocation du “billet vert”, je pars à Beaune-la-Rolande et à Pithiviers avec Monique Novodorsqui. Le peintre Zelman Brajer, ancien déporté, a été à l’origine de ce jour du souvenir. Avec un petit groupe, nous chantons “le chant de Pithiviers” composé en Yiddish par deux internés et déportés. À son retour d’Auschwitz, Henry Bulawko a traduit ce chant, paroles d’Israël Cendorf et musique de Mendel Zemelman.

 

Témoignage recueilli en 2008

 

 

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ABRAM PSANKIEWICZ
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Assassiné à Auschwitz en 1944 à l’âge de 42 ans

RACHEL PSANKIEWICZ-JEDINAK
Fille d’Abram Psankiewicz
Née en 1934