Contexte historique
Le 4 octobre 1940, un décret signé par Pétain autorise l’internement des “ressortissants étrangers de race juive” dans des camps spéciaux, sur simple décision préfectorale et sans motif. Le “statut des Juifs”, paru la veille, a donné une définition “française” – différente de celle des nazis – de la “race juive” et édicté les premières interdictions professionnelles (fonction publique, presse, cinéma …) : pure initiative de Vichy, qui n’obéit là à aucune demande allemande.
D’abord les hommes…
14 mai 1941 : la rafle du Billet vert, l’internement des hommes
En mars-avril 1941, cette politique de persécution antisémite, marquée en particulier par la création du Commissariat Général aux Questions Juives, s’intensifie sous les pressions allemandes, à laquelle le gouvernement cède en organisant l’internement de 5 000 Juifs de la région parisienne.
En mai 1941, à Paris, des milliers de Juifs étrangers, dont la liste a été établie grâce au fichier du recensement effectué à partir de septembre 1940 par les autorités françaises sur ordre allemand, reçoivent une convocation, le “billet vert” : ils sont “invités à se présenter”, le 14 mai, dans divers lieux de rassemblement “pour examen de situation”, accompagnés d’un membre de leur famille ou d’un ami. Persuadés qu’il s’agit d’une simple formalité, et soucieux de rester dans la légalité, beaucoup s’y rendent. Ils sont alors retenus, tandis que la personne qui les accompagne est priée d’aller chercher pour eux quelques vêtements et vivres. Le piège s’est refermé.
3 700 Juifs sont ainsi arrêtés dans la région parisienne : c’est ce qu’on appelle la “rafle du billet vert”. Conduits à la gare d’Austerlitz en autobus, ils sont transférés le jour même en train vers le Loiret. 1 700 d’entre eux sont internés à Pithiviers, 2 000 à Beaune-la-Rolande.
Ils vont y rester pendant plus d’un an, dans l’ignorance totale du sort qui leur est réservé, en proie à l’inquiétude pour leurs proches restés à Paris, désormais sans ressources et en butte aux persécutions qui s’abattent quotidiennement sur la population juive.
Le choix de ces deux petites villes est dû à leur proximité de Paris, à une bonne accessibilité par le chemin de fer, à la possibilité de trouver sur place du ravitaillement et à la présence d’installations sécurisées (barbelés, miradors) qui ont déjà hébergé en 1940 des prisonniers de guerre français, transférés depuis en Allemagne. Les camps sont administrés par la préfecture du Loiret, à Orléans et un Service des Camps a été mis en place.
Les conditions de vie au camp sont d’emblée très mauvaises : alimentation insuffisante et carencée, hygiène très précaire, logement insalubre (les baraques sont étouffantes en été, très froides en hiver, à la fois mal isolées et non aérées).
Le personnel de surveillance, français, a une triple origine : des gendarmes venus de la banlieue parisienne, chargés d’assurer la sécurité extérieure, des douaniers repliés du sud-ouest, chargés de la sécurité intérieure, et, en renfort, des gardiens auxiliaires, recrutés localement.
Le chef de camp est un capitaine de gendarmerie en retraite, plutôt âgé, attiré par le cumul emploi-retraite. Il est assisté d’un gestionnaire à plein-temps et d’un médecin-chef, un médecin de ville qui assure quelques vacations, l’essentiel du travail étant pris en charge par des médecins juifs internés.
Selon le comportement de la direction, le régime intérieur du camp oscille entre des périodes de laisser-aller indifférent et d’autres où la répression s’intensifie, avant finalement de se durcir considérablement suite aux reproches de la hiérarchie préfectorale, de la presse collaborationniste, et surtout des Allemands, qui obtiennent, en avril 1942, le remplacement du chef du camp de Pithiviers jugé trop laxiste.
Les internés ne voient pratiquement jamais d’Allemands, si ce n’est à l’occasion de quelques visites d’inspection (comme celle de Dannecker à Pithiviers en juin 1941), et lors des “départs” en déportation, au moment de l’embarquement dans les wagons à bestiaux. En revanche, des pressions allemandes s’exercent sur la préfecture d’Orléans, vite suivies d’effets : la Feldkommandantur infléchit ainsi les pratiques d’internement des autorités françaises, au point, finalement, de les piloter. La seule réticence notable de la part des fonctionnaires du Loiret se manifeste pour demander que les Allemands respectent la voie hiérarchique pour faire passer leurs exigences : en cela, ils sont d’ailleurs de zélés pratiquants de la collaboration d’Etat.
Certains internés travaillent à l’extérieur – dans des fermes, des usines, des chantiers forestiers, des carrières, qui à l’époque manquent tous de main-d’œuvre. Travailler permet à la fois de sortir des barbelés, de tromper l’ennui, de trouver une meilleure alimentation et un maigre appoint financier ou de rechercher des opportunités d’évasion.
Le courrier est sévèrement réglementé : 1 lettre par semaine, rédigée obligatoirement en français (pour des raisons de censure), alors que la langue maternelle de ces hommes est le yiddish : beaucoup de lettres entrent et sortent clandestinement.
Les internés peuvent également rester en rapport avec leurs familles encore en liberté (même si celles-ci sont confrontées à l’aggravation progressive de la persécution) par les visites, et même, dans un premier temps, par des permissions exceptionnelles. Ils peuvent aussi recevoir des colis. Le lien est certes maintenu, mais il est fragile : il est quelquefois brutalement interrompu par mesure disciplinaire.
Les réactions des internés devant le sort qui leur est fait sont diverses et varient au fil du temps. Ils cherchent des moyens d’échapper à une situation qui les inquiète de plus en plus, que ce soit un motif officiel de libération ou une filière clandestine pour s’évader. L’évasion toutefois devient de plus en plus difficile au fil des mois et fait de surcroît l’objet d’un débat complexe entre les internés, entre les internés et leurs familles, entre les internés et les organisations de résistance. À tout le moins, les internés s’efforcent de trouver des moyens pour améliorer leurs conditions de vie, grâce à un réseau d’amis ou par quelque affectation qui offrirait des opportunités de sortie (travail ou corvées à l’extérieur du camp).
Le temps passant, pour lutter contre le désœuvrement et le découragement, des groupes organisent une vie culturelle (conférences, cours, débats, théâtre, chorale, ateliers artistiques), nourrie par la présence d’artistes, d’artisans et d’intellectuels internés. L’administration laisse faire : ces activités lui garantissent un certain calme, et elle peut user de leur privation comme d’un moyen de sanction.
Des groupes d’internés réussissent à se structurer en un comité clandestin de résistance et à établir le contact avec des mouvements extérieurs au camp. C’est ainsi que s’organise aussi la circulation clandestine de courrier. Deux journaux, clandestins eux aussi, sont rédigés par des internés et recopiés à la main dans le camp.
Les internés tentent d’échapper à l’isolement en se retrouvant au sein de groupes variés : habitants d’une même baraque, équipes de corvées intérieures ou extérieures – ces dernières étant les plus prisées car quand on sort, même sous surveillance et pour travailler, on peut nouer des contacts –, groupes d’activités culturelles, participant aux multiples débats plus ou moins informels, simples groupes d’affinités (les jeunes, les croyants, les lecteurs, les peintres etc.).
Les premières déportations…
En septembre-octobre 1941, puis en mars-avril 1942, à la demande des Allemands, le régime des camps se durcit, rendant les évasions bien plus difficiles. Si bien qu’au printemps 1942, -les nazis ayant décidé à Wannsee des modalités de la mise en œuvre de la “solution finale” dans les pays occupés-, lorsque commence le départ des convois de déportation vers l’Est, les camps du Loiret sont pleins. La préparation des grandes rafles de déportation de l’été 1942 implique de les vider de leurs occupants, “pour faire place à de nouveaux détenus” qui seront cette fois-ci des familles.
Les “hommes du billet vert” vont donc être massivement déportés.
- le 5 juin 1942, la majorité des 286 internés transférés le 8 mai au fronstalag de Compiègne, est déportée, par le convoi 2.
- 3 convois (4, 5, 6) partent, le 25 juin de Pithiviers, le 28 juin de Beaune-la-Rolande, et le 17 juillet de Pithiviers.
Les convois 5 et 6 sont composés principalement “d’internés du billet vert”. Mais d’autres Juifs, parmi lesquels des femmes et des enfants, ont été raflés pour compléter l’effectif théorique souhaité de 1 000 déportés par convoi. Pour le convoi 5, 111 personnes sont arrêtées dans la région d’Orléans par la police française, dont 34 femmes, la plus jeune ayant 15 ans. Pour le convoi 6, 193 Juifs, hommes, femmes, enfants sont envoyés par les SS de Dijon, et 52 autres par les SS d’Orléans ; la plus jeune a 12 ans.
En juin-juillet 1942, la quasi-totalité des internés est déportée.
Puis les femmes et les enfants…
Les 16 et 17 juillet, 13 152 personnes sont arrêtées lors de la rafle du Vel d’Hiv : les Allemands ont ordonné cette rafle qui est effectuée par la police française, selon les accords conclus entre Vichy et l’occupant (accords Oberg-Bousquet). Les Allemands demandent l’arrestation de 22 000 personnes âgées de plus de 15 ans.
La police arrête 13 152 personnes, dont 4 015 enfants (beaucoup d’hommes ont déjà été déportés ou bien se sont cachés) : ce sont souvent les familles des hommes qui viennent d’être déportés de Pithiviers et Beaune-la-Rolande.
Le problème se pose alors à Vichy : que faire des enfants, puisque les nazis ne les réclament pas encore ? Les adultes et couples sans enfants sont immédiatement envoyés à Drancy et déportés. Les autres – plus de 8000 personnes – sont entassés dans le Vel d’Hiv, dans des conditions effroyables, puis transférées dans les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande.
Pourtant prévenue de l’arrivée de milliers de personnes, l’administration des camps n’a rien prévu, ni pour l’hébergement ni pour l’alimentation, en particulier de très jeunes enfants.
La pagaille est extrême. Tout manque : nourriture, médicaments, couvertures, vêtements.
La situation sanitaire est catastrophique. Des épidémies se déclarent. Faute des soins nécessaires, plusieurs enfants meurent.
Dès le 17 juillet, l’administration française a exprimé “le souhait de voir les convois à destination du Reich inclure également les enfants”, alors que, à cette période, les nazis ne réclament que les adolescents de plus de 15 ans. On attend l’autorisation de Berlin.
Fin juillet, la décision est prise de déporter les adultes pour compléter l’effectif des convois prévu lors des accords franco-allemands : Vichy s’est en effet engagé sur un nombre d’arrestations qu’il n’arrive pas à tenir (les Allemands ont prévu de faire partir 3 convois de 1000 Juifs chacun au cours de l’été 1942).
Brutalement séparés de leurs enfants les plus jeunes, les mères et les grands adolescents sont alors massivement déportés par 4 convois partant directement des gares de Pithiviers et Beaune-la-Rolande vers Auschwitz, du 31 juillet au 7 août (convois 13 à 16).
Les enfants restent seuls, livrés à une détresse absolue, matérielle et psychique.
Le 13 août, l’accord écrit pour la déportation des enfants arrive de Berlin.
Entre le 15 et le 25 août, les enfants sont transférés à Drancy, d’où ils sont déportés à Auschwitz-Birkenau, majoritairement par les convois 20 à 26 (du 17 au 28 août 1942). Ceux qui ne partent pas dans ces convois partiront un peu plus tard, notamment le 21 septembre par le convoi 35, depuis la gare de Pithiviers (la plus jeune a 2 ans).
Aucun des enfants déportés n’est revenu.
Les camps après l’été 1942
Après septembre 1942, tous les internés juifs sont regroupés à Beaune-la-Rolande. Le camp de Pithiviers enferme désormais, jusqu’en août 1944, des “internés administratifs”, essentiellement des communistes.
Le camp de Beaune-la-Rolande absorbe, pour des durées provisoires, les sureffectifs du camp de Drancy, ou encore “héberge” les “catégories” d’internés jugées, au moins pour un temps, “non-déportables”. La vie du camp est alors rythmée par le départ de quelques convois pour Drancy, par un va-et-vient de groupes de centaines d’internés, constamment reclassés et déplacés. Les Allemands décident, et l’administration française applique systématiquement leurs décisions.
En juillet 1943, après une inspection d’Aloïs Brünner dans le Loiret, les internés sont tous rassemblés à Drancy, et le camp de Beaune-la-Rolande est fermé.
Conclusion
On estime que 16 000 à 18 000 Juifs ont été internés dans ces deux camps, certains pendant plus d’une année, d’autres pour quelques jours, avant d’être déportés et de disparaître, assassinés dans les camps d’extermination d’Auschwitz et, pour quelques-uns, de Sobibor.
En 1942, 8 convois partent directement du Loiret pour le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. De nombreuses autres personnes internées dans les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande ont été elles aussi déportées de Drancy, dans au moins 60 convois différents.
4 700 enfants ont été internés dans ces deux camps entre juin 1942 et juillet 1943.
4 400 ont été déportés et assassinés.
26 adolescents ont survécu.
3 enfants sont morts à Bergen-Belsen, 15 en sont revenus.
14 enfants sont morts dans les camps de Beaune-la-Rolande, Pithiviers et Drancy.