À la sucrerie de Pithiviers-le-Vieil. Jacques Krysztal est au centre (entre octobre 1941 et printemps 1942, sd). Archives familiales

Jacques KRYSZTAL
par sa fille Claudine Kristal Bibes et sa sœur Renée Ortin

Jacques KRYSZTAL par sa fille Claudine Kristal Bibes

Voici les quelques mots que je peux donner au sujet de mon père.

Lorsque mon père a été arrêté le 14 mai 1941 et envoyé à Pithiviers, il avait 34 ans. La dernière photo de lui a été prise à Pithiviers. Pour moi, Papa a et aura toujours 34 ans. Quinze mois plus tard, le 26 juin 1942, il partait pour Auschwitz, pour sa destination finale. Mes souvenirs sont inexistants. Un jour avec maman, nous sommes allées le voir à Pithiviers, le groupe de mon père revenait de quelque part, en rang, mes petites jambes ne pouvaient suivre les enjambées des grands, Papa m’a prise sur ses épaules.

J’avais 70 ans lorsque, avec mon mari, nous sommes allés voir le Viaduc de Milhau, et notre groupe de promenade est allé visiter une ganterie dans cette ville. Lorsque nous sommes rentrés dans l’atelier de travail, une odeur m’a prise à la gorge et m’a rappelé le métier de mon père, l’odeur du cuir d’agneau. J’ai retrouvé bizarrement des gestes déjà vus : étirement du cuir pour l’assouplir afin de le travailler, les grands ciseaux spéciaux pour tailler ce même cuir, et surtout la main métallique qui sert à essayer les gants avant d’être vendus.

D’après les papiers officiels, Papa était rentré dans la Légion étrangère le 18 mai 1940, et avait été démobilisé par le CD Caussade le 14 Août 1940. Pourquoi ?

Inscrit sur un petit bout de papier émanant du centre RAEVE : le Commandant du groupement 3 certifie que le volontaire Kristal (Krysztal) Jacob, matricule 2670 n’a rien perçu à valoir sur la prime de démobilisation (1000.-) Pour quelle raison ?

Voilà c’est tout ce qui me reste de Papa, mais c’est un sentiment très fort.

Merci de m’avoir permis d’évoquer celui qui m’a conçue, c’est bref, mais mieux que rien.

 

Jacob KRYSZTAL par sa sœur Renée Ortin.

Nous sommes arrivés de Varsovie en 1926. Mon frère et ma sœur aînée sont venus l’année suivante. Mon frère Jacob, né en 1907, terminait à Varsovie une école de commerce équivalente à HEC. Grâce aux cours du soir, il a très rapidement maîtrisé le français qu’il avait appris en Pologne.

En Pologne, mon père était fabricant de gants en cuir. Comme il était difficile de trouver du personnel, il a changé de métier et a créé une entreprise, un magasin de détail où l’on vendait du linge de maison. Il y avait un rez-de-chaussée et un premier étage, avec du personnel polonais catholique. Mais un jour, la police est arrivée à cheval pour tout saccager. Mes parents ont alors décidé de quitter la Pologne.

Mon père est venu à Paris en 1925 où il continua le métier de gantier. En vérité, il avait l’intention de partir pour l’Argentine et s’est arrêté à Paris pour voir sa mère et sa sœur qui y habitaient depuis 1905. Il s’y est beaucoup plu et a décidé de rester. Ma mère et les quatre enfants l’avons rejoint un an plus tard. Nous étions tous ensemble dans un appartement minuscule. J’étais la cinquième et Jacob, le second des six enfants.

Ma mère était un peu pratiquante, mon père pas du tout. Mais on respectait toutes les fêtes, surtout pour ma grand-mère, qui était très âgée. Je m’en souviens bien, j’avais six ans. Ma grand-mère était venue avec sa fille qui luttait contre l’antisémitisme. Recherchée, elle risquait d’être arrêtée. L’antisémitisme, en Pologne, a démoli notre vie : on avait plutôt une bonne situation, puis tout d’un coup, nous sommes devenus pauvres, mais heureux d’être à Paris, loin de l’antisémitisme polonais. Nous nous sommes retrouvés tous ensemble en 1927. On habitait rue Saint-Maur dans le 11e arrondissement, un petit appartement de deux pièces et une cuisine. Le soir, quand on était tous ensemble entassés, c’était le vrai bonheur : mes parents dormaient dans la chambre, ma jeune sœur et moi dans l’alcôve, et les autres dans la salle à manger, dans quatre lits cages qui s’ouvraient.

À ce moment-là, mon père était devenu façonnier. Il fabriquait des gants pour une maison très importante à Paris. Il travaillait dans la chambre, sa table devant la fenêtre.

Ma mère ne travaillait pas, avec six enfants… Elle n’avait jamais travaillé. Mon frère, lui, a été embauché à la direction de l’entreprise pour laquelle mon père travaillait à façon. Il avait 20 ans. Il a donc commencé tout de suite à travailler. Il était très content d’être à Paris. J’avais six ans, je suis rentrée directement à la grande école, rue Servan, en octobre. J’y suis restée jusqu’au certificat d’études, puis je suis allée avenue Parmentier jusqu’au brevet.

Mon frère s’est beaucoup occupé de l’accueil des Juifs allemands, surtout après 1933. Il les aidait dans leurs démarches, les emmenait à la Préfecture où il connaissait quelqu’un pour avoir des papiers ou pour trouver des appartements. Je m’en souviens car j’allais souvent garder son premier enfant né en 1934.

En même temps, l’inquiétude commençait à poindre chez mes parents, et mon père voulait que nous partions aux États-Unis. Ma sœur, qui avait 17 ans, a refusé, entraînant tous les autres. Nous sommes donc restés.

Mon frère s’est engagé volontaire. Il avait déjà, à l’époque, fait une demande de naturalisation qui n’était pas encore arrivée. Démobilisé, il a créé une petite fabrique de gants avec mon père et un autre frère. À cette époque-là, on habitait  rue du Grand Prieuré, près de la République.

Chez moi, on parlait le polonais, et j’ai appris le yiddish avec ma grand-mère. Mes parents comprenaient le français, mais le parlaient très mal.

Mon frère Jacob était marié et habitait avenue de la République, avec sa femme. Ils ont eu deux enfants : un garçon, né en 1934, et une fille, née en 1937. Nous étions une famille très unie. Quand mon frère a été arrêté, ma belle-sœur et les enfants étaient tout le temps chez nous.

En 1941, j’avais 21 ans, et à l’époque, je commençais à travailler comme assistante sociale à l’UGIF. Je m’étais présentée à la Croix-Rouge et on m’avait dit qu’avec ma carte d’identité de juive, ce n’était pas possible. J’étais déjà mariée et mon mari était prisonnier de guerre.

Quand mon frère était à Pithiviers, il travaillait à la Raffinerie Say. À l’époque, je faisais passer beaucoup de gens en Zone libre. Lors d’un passage, j’ai fait la connaissance d’un monsieur à La Roche Foucauld, qui s’est proposé d’aller chercher mon frère en moto à Pithiviers et de le conduire chez les parents réfugiés dans la Haute-Vienne. Mon frère a catégoriquement refusé, de peur de nous mettre en danger.

Je ne suis jamais allée à Pithiviers car je travaillais. Ma mère, ma jeune sœur et ma belle- sœur y sont allées. Il semblait en bonne forme. Il travaillait, il pensait qu’il restait là pour travailler. Je sais que ma belle-sœur y est allée plusieurs fois, même avec les enfants. J’ai une photo de Pithiviers que j’ai peut-être trouvée dans les affaires de mes parents. Il n’avait pas l’air d’être malheureux.

Mes parents ont appris, par quelqu’un, son départ de Pithiviers. Moi, je le savais déjà. Comme je travaillais à l’UGIF, j’étais au courant de tout ce qui se passait. J’étais assistante sociale et je m’occupais de toutes ces femmes, justement, dont les maris étaient à Pithiviers ou à Beaune-la-Rolande. Elles avaient besoin d’être secourues. On ne savait pas où ils étaient partis. Le nom d’Auschwitz nous était inconnu. Mais on gardait espoir, d’autant que mon frère était jeune, grand et costaud.

J’ai travaillé à l’UGIF jusqu’en fin juillet, début août 42. Quand on est venu m’arrêter comme étrangère, j’ai pu bénéficier de la carte de légitimation. Je suis partie en zone libre et j’ai travaillé pour l’OSE à Megève avec Nicole Weill-Salon. Nous nous occupions des familles juives étrangères assignées à résidence que l’on essayait de faire passer en Suisse. Nicole a été arrêtée à Nice, en accompagnant des enfants et des familles.

Mes parents aussi ont été arrêtés en 1943, ils habitaient Megève où ils ont été dénoncés. On pense que c’est par un Juif, sans doute pour avoir un avantage quelconque. La police est venue les chercher et les a emmenés à la prison de Sallanches, puis à Drancy. Il y avait mes parents, ma sœur qui avait 28 ans, avec sa petite fille de quatre ans et demi et ma belle-sœur. Ils ont tous été déportés. Comme j’ai été nommée assistante sociale dans la Haute-Vienne, ma belle-sœur m’a confié ses deux enfants. Elle voulait aider mes parents à faire les paquets pour venir nous rejoindre à Limoges.

Ma grand-mère est décédée à Paris en 1941, elle n’a pas été arrêtée.

Mes parents n’ont rien su de ce qui est arrivé à mon frère, seulement qu’il était parti. Mais quand ils sont arrivés à Auschwitz, ils ont bien dû comprendre…

Ensuite, j’ai vécu sous une fausse identité, tout en travaillant à l’OSE. J’étais devenue assistante sociale en Corrèze, à Brive-la-Gaillarde, et j’avais les deux enfants avec moi.

Andrée Salomon m’a demandé de placer les deux enfants, mais j’ai gardé le garçon parce qu’il était plus âgé et je pensais que c’était plus simple pour moi. J’ai mis la petite chez les religieuses, elle avait 6 ans. J’ai eu des remords car elle a été très malheureuse pendant cette année-là.

C’est à Brive, en m’occupant de familles juives d’Alsace-Lorraine que j’ai appris l’existence des camps et que j’ai compris que personne ne reviendrait.

Tout de suite après la Libération, je suis remontée avec les enfants à Paris et là, on a su tout ce qui s’était passé. J’ai attendu, j’espérais. Je suis allée au Lutétia tout le temps, avec mon petit-neveu, qui avait déjà huit, neuf ans. Rien que d’y penser, j’en ai presque les larmes aux yeux. Des déportés arrivaient. Je demandais, mais ils me disaient qu’ils ne les connaissaient pas, et je repartais, c’était sans fin. Il y avait des listes, et je n’ai jamais eu la chance de retrouver quelqu’un.

Puis, j’ai appris par un ancien déporté que mes parents avaient tout de suite été gazés. Ma sœur, qui était avec la petite de quatre ans et demi, l’a accompagnée jusqu’au bout. Elle avait 27 ans, 4 ans de plus que moi. Et pour mon frère, personne ne nous a rien dit, personne ne l’avait connu, parce qu’il faisait partie des cinq premiers convois venus de France.

Il avait un fils et une fille que nous avons élevés et mariés. Mon neveu est décédé à quarante-neuf ans d’un infarctus et ma nièce est toujours à Mont-de-Marsan. C’est comme notre grande fille.

Ces souvenirs ne me quittent jamais, je pense constamment à eux. Toutes les photos de ma famille sont là, sur le buffet, ils sont tous auprès de nous, mon frère avec sa femme lors de son mariage.

J’ai deux enfants, une fille et un garçon. Je n’ai pas beaucoup parlé, d’ailleurs ils n’ont pas posé de questions. Avec mes petits-enfants, c’est différent.

 

Témoignage recueilli en 2008

 

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JACQUES KRYSZTAL
Interné au camp de Pithiviers à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 25 juin 1942 par le convoi 4
Assassiné à Auschwitz le 21 août 1942 à l’âge de 34 ans

CLAUDINE KRISTAL BIBES
Fille de Jacques Krysztal
Née en 1937

RENÉE ORTIN
Sœur de Jacques Krysztal
Décédée en 2013