Majer et sa femme Bajla Grinstein avec leur fille Suzanne (sd, sl). Archives familiales

Majer GRINSTEIN
par sa fille Suzanne Heuberger

Très longtemps, dans les rues de mon quartier, j’ai cherché mon père. Lorsque je marchais, je pensais, il est peut-être vivant, lui ! Peut-être qu’il me cherche. Lorsque je voyais une silhouette qui lui ressemblait, je me disais : c’est peut-être lui.

Issu d’une famille de deux enfants, mon père Majer est né le 2 juin 1904 à Kozienice (Pologne). Très jeune, il apprend le métier de la chaussure, rencontre ma mère par l’intermédiaire de la famille ; ils se marient et partent pour la France espérant fuir l’antisémitisme. Une partie de la famille est déjà à Paris, ma grand-mère maternelle les accompagne.

Après plusieurs déménagements, mes parents s’installent rue des Amandiers, dans le vingtième arrondissement. Mon père travaille dans un atelier, rue d’Eupatoria. L’ambiance y est conviviale. Entre-temps, après une grossesse difficile, ma mère me donne le jour, le 24 juin 1936 ; et nous vivons des jours paisibles. Ma mère s’occupe de notre intérieur, reçoit ses amies. La majorité de nos voisins sont juifs. Leurs enfants sont mes camarades de jeux.

L’été, nous partons en vacances à Berck-Plage. Quoique faisant partie d’une famille traditionaliste, mon père a des opinions politiques de gauche.

Un jour, une convocation pour mon père arrive au courrier : c’est le “billet vert”.

Mon père est prié de se présenter au commissariat du quartier. Malgré les supplications de ma mère, il réfléchit un moment et décide de s’y rendre. Peu de temps après, il revient et demande qu’on lui prépare une valise et du linge. Ma mère, en pleurant, fait ce qu’il demande, puis lui prépare un peu de nourriture. Je la vois encore prendre un pot en grès et le remplir de beurre. Il nous fait ses adieux, promettant que l’on se reverrait bientôt. C’est la dernière fois que je l’ai vu à la maison. Je me souviens, il m’avait fabriqué une chambre à coucher pour ma poupée. C’est le seul souvenir qui me reste de lui.

Après quelques semaines, ma mère prend la décision de partir pour Beaune-la-Rolande. Ma tante Odette, la femme de son frère, nous accompagne. Lorsque nous arrivons, il fait nuit noire. Sur le quai de la gare, il n’y a personne. Nous sommes effrayées et nous ne savons pas où nous orienter. C’est alors qu’un paysan s’approche et nous propose de nous prêter sa carriole, mais il refuse de nous accompagner.

Nous voilà seules dans cette profonde obscurité avec un cheval qui refuse d’avancer. Nous sommes désespérées. Je ne sais plus comment nous sommes arrivées à Beaune-la-Rolande. Le matin, je me suis réveillée dans une chambre d’hôtel. De la fenêtre, on voyait les barbelés du camp.

Il fallut parlementer un bon moment afin d’obtenir l’autorisation de voir mon père, un instant inoubliable. Puis nous sommes retournées à Paris, pour nous cacher dans un petit logement rue des Rigoles, jusqu’à l’arrestation de ma mère et de ses deux frères, dont un seul est revenu.

Il était environ cinq heures du matin, fin juillet, nous dormions tous entassés sur un sommier en fer quand des coups violents furent frappés à la porte, des hommes, la police française, pénètrent dans les lieux, nous ordonnent de préparer nos bagages, ils reviendront nous chercher dans une heure.

Nous étions cachés dans un petit logement, un rez-de-chaussée, rue des Rigoles dans le 20e. Nous vivions dans deux pièces, la seconde donnait sur une cour. C’est alors que ma mère eut l’idée de m’envoyer chercher ma tante Odette qui demeurait à quelques rues plus loin, (j’avais à peine six ans). Je passai par la fenêtre avec l’aide de ma mère, espérant arriver à temps pour trouver de l’aide.

Hélas, dehors m’attendaient deux inspecteurs en civil qui me cueillirent et nous sommes partis ensemble jusqu’au domicile de mon oncle qu’ils ont sorti du lit. Il était malade et ils lui ont promis que, là-bas, il guérirait.
Nous sommes retournés rue des Rigoles avec un voyageur de plus. Ma tante, sa femme, n’a pas été inquiétée car il y avait un petit garçon de quelques mois dans un berceau.

Le car nous attendait. Par chance, la sœur de ma mère s’est souvenue que, dans son sac, elle avait un ausweis (un laissez-passer) : sa fille Gisèle, travaillant dans un atelier français qui fabriquait des vêtements pour les Allemands, avait obtenu ce document qui allait nous sauver la vie. Le car est parti emportant deux frères et ma mère.

Ma tante, sœur de ma mère, a été sauvée, moi aussi. L’un des flics lui a demandé si elle voulait me garder. Je n’ai pas revu ma mère. Mon oncle n’a pas guéri, mais il est revenu.

Nous sommes retournés dans notre appartement de la rue des Amandiers pour y vivre quelque temps, un ou deux mois. L’appartement a été vidé et la chambre à coucher de ma poupée faite par mon père au camp de Beaune-la-Rolande a disparu en même temps.

Ensuite, il y eut ce voyage de nuit. On m’a confiée à une femme grande, brune, dont je n’ai pas su le nom. Nous sommes arrivées dans un village du Cantal, elle m’a déposée dans une grande propriété qui semblait être un collège en temps normal.

J’ai quitté ce centre d’accueil à la libération, après un séjour de deux ans. Je ne me souviens plus du nom du village. (Peut-être est-ce Vic-sur-Cère ?)

Ma grand-mère maternelle et la sœur de ma mère m'ont recueillie et il a fallu réapprendre à vivre.

 

Témoignage recueilli en 2012

 

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MAJER GRINSTEIN
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Assassiné à Auschwitz le 20 août 1942 à l’âge de 38 ans

SUZANNE HEUBERGER
Fille de Majer Grinstein
Née le 24 juin 1936