Bernard HONIGMAN
par sa fille Jacqueline Passentin
Je n’ai aucun document concernant mon père. À partir de ma naissance ou peu de temps après, mes parents se sont séparés. Je vivais à Villejuif avec ma mère et ma sœur, et mon père vivait à Boulogne-Billancourt.
Je suis née en 1930. Ma sœur Rachel avait 5 ans de plus que moi. Nous sommes nées à Paris et ma mère nous a fait naturaliser à la naissance. Je ne sais pas si mes parents, eux, ont eu le temps d’être naturalisés.
Ma mère a toujours aimé mon père. Il revenait toujours se faire soigner quand il était malade. Ma mère parlait surtout avec ma sœur Rachel. J’ai très peu de souvenirs de mon père, je l’ai peut-être vu trois fois dans toute ma vie. Rachel est allée le voir plusieurs fois chez lui, à Boulogne-Billancourt. Je sais que ma mère est tombée amoureuse de lui tout de suite. Il portait une blouse blanche et ma mère était très respectueuse des médecins. Elle l’a pris pour un médecin alors qu’il travaillait le cuir, les chaussures. Avec le temps, je suppose que leur relation s’est dégradée, je crois qu’il était assez volage. De mon père, je n’ai pas de souvenirs reconnaissants, il nous a abandonnées ma sœur, ma mère et moi.
Je n’ai pas su ce qu’était un père, j’ai vu ma mère souffrir beaucoup, j’en ai beaucoup voulu à mon père en dehors des événements. Ma mère était une femme douloureuse, elle a eu une vie épouvantable. Elle avait des doigts de fée, elle savait coudre sans avoir jamais appris. Elle était extrêmement musicienne, nous avions un piano, une harpe. Elle était capable de reproduire un morceau de musique qu’elle entendait de mémoire.
Mon père venait de Szydlewicz, non loin de Varsovie. Mes parents se sont rencontrés en France. Quant à ma mère, est-ce une histoire qu’elle se racontait ? Elle aurait été recueillie lors d’un naufrage par des Canadiens et elle ne serait pas juive. Son nom de jeune fille était Chalow, mais en fait, cela devait être Chalom.
On m’a d’abord dit que mon père s’était fait prendre dans une rafle dans le métro. C’est peut-être par cette dame avec qui il vivait que ma mère a appris qu’il était à Pithiviers.
C’est bizarre, je l’ai peu connu et c’est maintenant que je suis retraitée que je souffre le plus. Je me souviens que je suis allée le voir à Pithiviers, juste avant qu’il ne soit déporté, un souvenir très pénible. Ma mère avait fait un gâteau et nous y sommes allées, accompagnées de sa maîtresse du moment. Il travaillait dans un champ pour des paysans et il faisait très chaud. Il m’a tendu sa gourde et je me suis rendu compte que l’eau était chaude. J’ai tout renversé et j’ai su après que c’était la ration d’eau de toute la journée. C’est un souvenir très pénible qui me reste et me donne envie de pleurer à chaque fois que j’y pense.
En juillet 1942, vers 6 heures et demi du matin, deux types sont arrivés. Bizarrement, le chien s’est mis à hurler à la mort. On a frappé, je leur ai ouvert, il y avait un Allemand et un officier du commissariat de Villejuif qui nous connaissait bien. L’Allemand a dit à ma mère de faire des bagages avec des affaires chaudes, et une couverture, que c’était une vérification d’identité, qu’elle allait tout de suite revenir. Je ne l’ai plus jamais revue, ils l’ont embarquée pour Drancy. J’ai eu de ses nouvelles : je sais qu’on l’a sortie de l’infirmerie pour compléter un convoi.
J’ai porté l’étoile, je l’ai encore. Je savais que j’étais juive, mais ça ne me parlait pas beaucoup. J’ai découvert que j’étais juive lorsque, avec ma sœur, on s’est retrouvées toutes seules avec notre chien dans le pavillon à Villejuif.
On a été à l’UGIF après l’arrestation de notre mère. On avait dit qu’on pouvait faire sortir les gens de Drancy à condition d’avoir une carte de légitimation. Rachel voulait travailler tout de suite pour obtenir cette carte. Elle avait 15 ans et demi.
Nous avons trouvé refuge à l’ORT, rue des Saules dans le 18e. C’est là que j’ai réalisé, lors d’une prière avant le repas, que j’étais juive, que d’être née juive, c’était tout un univers, mais ma mère n’en parlait jamais. Je suis restée à l’ORT quelques mois. J’ai eu la gale et des poux.
Puis j’ai été demandée par Armand Katz, le secrétaire général de l’UGIF. Ils voulaient m’adopter, ils avaient un fils. Je suis restée un an chez ces gens-là, ils recevaient des Allemands et ce jour-là, je ne mangeais pas à table avec eux, je mangeais à la cuisine avec la bonne et je n’y ai pas été heureuse. J’allais dans une école rue Ampère dans le 17e. Après les vacances, ils ne m’ont pas reprise. Ils ont été arrêtés. J’aimerais bien savoir si ces gens qui parlaient alsacien et qui voulaient m’adopter étaient pro-juifs ou pro-allemands.
Je suis retournée rue Montevideo où une synagogue était transformée en maison d’enfants. Rachel était dans cette maison, puis nous avons été rue Vauquelin.
J’ai vécu toute cette époque un peu comme une aventure irréelle. J’ai commencé à ouvrir les yeux quand je suis allée attendre au Lutétia que les déportés rentrent et que j’ai vu rentrer quelques-unes des jeunes filles avec qui j’étais en pension dans le 5e arrondissement, rue Vauquelin.
C’est sans doute par la rumeur que j’ai entendu parler de l’Hôtel Lutétia. J’y suis allée tous les jours, pendant au moins un mois. Je lisais toutes les affichettes, je posais des questions, j’espérais surtout que Rachel allait revenir, j’en ai été vite dissuadée.
C’est une fille déportée de la rue Vauquelin, Charlotte Lewin-Shapira, qui m’a raconté tout ça, la nuit où mon mari est mort en 1967 à 37 ans. J’ai appris avec consternation ce qui s’était passé pour ma sœur, entre la descente du train et l’entrée dans le camp. L’officier nazi qui l’interrogeait sur le quai, au moment de la sélection, impatienté parce qu’elle ne répondait pas assez vite pour choisir la file de droite ou de gauche, l’a tuée directement. Elle m’a dit qu’heureusement que ça s’est passé comme ça sinon elle aurait été au bordel des officiers. Elle aurait eu 20 ans le 12 juillet.
Pendant qu’ils sont venus arrêter tous les jeunes à la rue Vauquelin, j’étais cachée à la campagne. Seul le curé était au courant. On recevait des faux courriers car les paysans étaient censés penser que les parents voulaient nous épargner les bombardements. Puis, plus rien, ni courrier, ni argent. Ils commençaient à nous rudoyer. On est allés voir le curé, on est rentrés en stop à Paris sur un camion allemand. On est retournés rue Montevideo, on ne savait pas quoi faire de moi.
Mon oncle, frère de mon père, m’a retrouvée. Il m’a inscrite comme pupille de la nation. Après la guerre, j’ai suivi une formation de neuf mois au centre de Plessis-Trévise, pour devenir monitrice de maisons d’enfants de déportés. Dirigé par Pougatch, il dépendait de l’OPEJ. J’avais 16 ans et demi. J’ai travaillé dans la maison d’enfants de Rueil-Malmaison. J’ai été au mouvement de jeunesse sioniste habonim. Puis je suis partie en Israël.
Quelquefois, j’ai l’impression d’avoir rêvé tout ce que j’ai vécu. J’en parle très rarement à mes filles.
Témoignage recueilli en 2010
BERNARD HONIGMAN
Interné au camp de Pithiviers à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 25 juin 1942 par le convoi 4
Assassiné à Auschwitz
JACQUELINE PASSENTIN
Fille de Bernard Honigman
Née en 1930 à Paris