Serge Lemberger au camp de Beaune-la-Rolande (hiver 1941-1942, sd). Cercil / fonds Lemberger

Menasze SKURNIK, Serge et Norbert LEMBERGER
par Stepha Lemberger

Mon mari Menasze, dit Marcel, a été interné à Beaune-la-Rolande, ainsi que mes frère Selig dit Serge, né le 15 avril 1922 et Natan dit Norbert, né en 1919.

Mon mari était né à Ochota, un faubourg de Varsovie, le 16 janvier 1910. Ses parents, qui étaient des Juifs pieux, s’occupaient de fruits. Ils louaient des jardins chez des paysans et les vendaient au printemps, quand les fruits étaient mûrs. Au début de la guerre, ses parents se sont enfuis en URSS. On les a envoyés en Ouzbekistan, puis au Kazakstan avec les quatre frères et la sœur de mon mari et leurs familles. Après la guerre, ils sont tous revenus en Pologne, puis sont arrivés en France. C’était en 1947 et au début, ils ont tous habité ici dans notre  appartement.

Mon mari est arrivé en France vers 1936. Il avait fui la Pologne pour des raisons politiques, c’était un militant communiste. Tailleur, il travaillait à façon, à Varsovie d’abord, puis à Paris.

Je suis née non loin de Varsovie, à Skierniewice, entre Lodz et Varsovie. J’appartenais à la jeunesse communiste où je militais. Mon père était communiste. Je suis venue à Paris à 18 ans, j’étais réfugiée politique – j’avais dû m’enfuir après une grève générale où j’avais été très active et où j’avais échappé à l’arrestation grâce à d’autres militants. Je suis allée à Lodz et, après quinze jours, je suis venue ici, clandestinement. À Paris, j’ai d’abord habité chez un oncle arrivé auparavant, puis j’ai trouvé un petit appartement.

Quinze jours après mon départ, la police a arrêté mon père et il a passé près d’un an au camp de Kartuz-Bereza. Quand ils l’ont libéré, ma mère a tout vendu (nous avions une boulangerie), et ils sont venus en France en 1938 avec mes trois frères.

Mon mari était communiste, il était venu en France pour partir dans les brigades internationales en Espagne. Pour Staline, le parti communiste était un obstacle à son projet de rapprochement avec Hitler, il fallait donc le liquider. Le Komintern, à Paris, a chargé mon mari de dissoudre le parti polonais avec d’autres émissaires. Il n’est donc jamais parti en Espagne.

Mon mari était très gentil, serviable et très énergique. Il a accompli sa mission et, après quelques jours, il est revenu. Mais il avait prévenu les camarades avant d’obéir aux ordres.

Peu après le début de la guerre, j’ai été enceinte. Mon mari s’était engagé volontaire. Il a décidé de se marier car il voulait que, au cas où il disparaîtrait au combat, je puisse avoir, au moins, une pension de veuve de guerre pour élever notre enfant à venir. Il m’a convaincue : j’étais une communiste très acharnée et les communistes de ma génération ne se mariaient pas. Mon mari a été blessé au front : il avait été enterré vivant par l’explosion d’un obus, on avait réussi à le déterrer, mais il avait plusieurs côtes cassées.

Le “billet vert”, ça a été terrible. J’ai reçu la convocation l’après-midi du 13 mai 1941. J’étais étonnée, mon mari n’était pas à la maison. Ma mère avait reçu la même lettre pour mes deux frères. Près de la rue des Immeubles Industriels, il y avait un banc où les Juifs se réunissaient le soir et nous avons discuté de cette affaire. La question s’est posée : y aller ou pas ? Mes frères n’ont pas hésité, ils ont décidé d’y aller. On ne savait pas que ce serait un camp. Ils ont tous été convoqués au Gymnase Japy. Quand j’ai accompagné mon mari, ma fille avait un an, elle était dans une poussette. Mon mari est entré et les policiers ne l’ont pas relâché. Avec ma poussette, je ne suis pas rentrée à la maison, je faisais des tours car j’attendais qu’il sorte. Mes frères étaient venus en même temps, accompagnés de ma mère. Les policiers nous ont dit d’aller chercher des affaires pour les hommes qui étaient retenus dans le gymnase. J’ai été chercher le maximum que je pouvais prendre. À la fin de l’après-midi, des gens ont dit : “Ça y est, ils vont partir car des camions sont arrivés !” Et on les a emmenés, mais on ne savait pas où.

Deux ou trois jours après, nous avons appris qu’ils étaient à Beaune-la-Rolande. Ils ont demandé qu’on vienne les voir avec du linge, de la nourriture, le tout enveloppé dans du papier blanc pour qu’on voie bien les noms. Nous sommes allés les voir en train et ensuite nous avons fait quatre kilomètres à pied. Il y avait des barbelés autour, des centaines de personnes sont arrivées en même temps que nous. Ceux des internés qui se sont approchés des barbelés ont été battus, on leur a fait très mal. J’ai fait passer un mot pour Marcel : “Je suis là, je m’en vais, ne vous approchez pas des barbelés”. Puis, avec mon père, nous sommes partis. Plus tard, mon mari a raconté que ma lettre avait été lue dans toutes les baraques.

Plus tard aussi, nous avons reçu des autorisations pour voir nos proches et j’y suis allée avec mon bébé. J’ai apporté beaucoup de nourriture.

Dans le camp de Beaune, parmi les internés, la solidarité était très importante. Il y a eu un travail culturel extraordinaire : littérature, chant… Mon mari faisait partie de la commission culturelle. Ensuite, il y a eu des gens qui ont commencé à s’évader. Or le Parti nous a dit de ne pas le faire, il fallait rester avec la masse. Moi, je ne savais pas qu’il y avait cette directive. On avait le droit d’écrire des lettres et comme Marcel ne s’évadait toujours pas, je lui ai écrit : “Pourquoi les autres partent et pourquoi le fils de Berich (c’est-à-dire Marcel) reste là ?”. J’ai écrit en français. Au bout de trois mois, mon mari s’est tout de même évadé. Il travaillait dans la cuisine, et un jour, il est sorti, il a fait quatre kilomètres à travers champs et il s’est enfui et est rentré à Paris. Le Parti lui a donné l’ordre de retourner au camp car il était au nombre de ceux qui allaient être libérés de toute manière, à cause de sa blessure de guerre. Il a dû réintégrer le camp pour être libéré et je l’ai accompagné à Beaune ; il était accueilli par deux des camarades. J’ai attendu dans un café, tandis que l’un de ses amis était dehors. Dans le camp, il a été emmené directement chez l’officier de police à qui on a dit : “Monsieur Skurnik est rentré pour que vous le libériez”. L’officier a répondu : “Mais il est rentré parce qu’il a su qu’il allait être libéré”. L’un des deux a dit : “Mon capitaine, vous n’avez jamais fait de faute dans la vie ?”.

Finalement, on m’a dit de rentrer à Paris avec mon bébé. Le lendemain, Marcel est revenu chez nous pour de bon.

Mes frères Norbert et Serge sont restés internés dans le camp. Il y avait aussi avec eux un de nos oncles, Haskel, dit Charles, Lemberger.

Après son évasion de Beaune-la-Rolande, Norbert est entré dans la Résistance dans la M.O.I. (Main d’œuvre immigrée-Section juive). Il a été arrêté dans la rue avec de faux papiers, jugé, puis interné à Drancy pendant quelques jours et déporté. Il a réussi à sauter du train avec deux camarades en soulevant les planches du sol. Les SS ont arrêté le train et les ont fusillés sur place. C’est un déporté survivant qui nous l’a raconté.

Serge s’est évadé lui aussi, peu de temps avant mon mari. Il est revenu à la maison chez nos parents, Maman ne pouvait pas supporter l’idée qu’il risque d’aller à Drancy. Elle a insisté pour qu’il retourne à Beaune, il l’a fait. Et il a été déporté le 28 juin 1942 par le convoi 5.

Serge est revenu d’Auschwitz. Il a fait partie du commando qui devait déblayer les ruines du ghetto de Varsovie, puis a été libéré de Dachau. Il est resté plusieurs semaines en Allemagne avec l’idée de se venger, avant de rentrer en France.

Jean, mon troisième frère, est entré dans la Résistance FTP–MOI à seize ans. Il a fini par être arrêté. Au moment du procès des résistants de l’Affiche rouge, il n’était plus avec le groupe Manouchian. Il était dans les mains de la Gestapo, il a été torturé et battu, mais n’a jamais parlé. Il a été envoyé dans le camp du Struthof, en Alsace, un camp d’extermination fait pour les résistants. On s’est aperçu là-bas qu’il était Juif, on l’a alors expédié à Auschwitz. Après la terrible marche de la mort, il a été libéré et est rentré à Paris. Quand Jean est rentré, il était tellement amaigri que mon père ne l’a pas reconnu et que ma mère a fait sa première attaque cardiaque en le voyant.

En ce qui me concerne, au moment de la rafle du Vel d’Hiv, j’ai été prévenue par un responsable de la Préfecture de police que nous connaissions qu’il y aurait une rafle. J’ai été me cacher chez des voisins qui avaient de nombreux enfants. Pendant ce temps-là, mon mari était caché chez des amis. J’ai continué à militer dans la MOI et je suis devenue la responsable de trois sections (sections de langues : hongroise, polonaise et juive). Je portais toutes sortes de renseignements : rapports, comptes-rendus, ordres d’action. Je transportais aussi des armes pour les sections. Pendant la clandestinité, avec mon mari, nous avons habité dans une chambre de bonne, au septième étage du 129 Boulevard Diderot dans le XIIe arrondissement, chambre que nous avions eue grâce à ce même responsable de la Préfecture. Après la grande rafle, nous avons caché notre fille chez diverses personnes, dans la région parisienne, puis en Normandie. Nous avons récupéré notre petite Paulette à la Libération.

Après la guerre, nous avons eu un fils en 1947, Norbert. Il porte le prénom de mon frère.

 

Témoignage recueilli en 2011

 

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MENASZE SKURNIK
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Libéré le 25 août 1941 comme blessé de guerre

SERGE LEMBERGER
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Décédé le 16 mai 1994 à l’âge de 72 ans

NORBERT LEMBERGER
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Évadé le 21 juillet 1941
Déporté le 2 septembre 1943 par le convoi 59
Fusillé lors d’une tentative d’évasion du convoi qui l’emmenait à Auschwitz

RIVKA SKURNIK NÉE LEMBERGER
Plus connue sous son pseudonyme de la Résistance, Stepha, femme de Menasze (Marcel) Skurnik et sœur de Norbert, Serge et Jean Lemberger
Décédée le 18 juillet 2014