Jakob DRATWA
par sa fille Sarah Shapira
Mon père, né en 1902, était originaire de Dobrzyn (Pologne), ainsi que ma mère Chana née en 1904. Je suis moi-même née là-bas en 1929 et suis arrivée à Paris avec mes parents à l’âge de 2 ans. En Pologne, ils étaient sans doute très pauvres. Mon frère, Daniel, est né quelques années plus tard, en 1932. Il est malheureusement mort l’an dernier.
Nous étions une famille unie et avons vécu heureux jusqu’à la guerre. À ce moment-là, j’avais 10 ans, j’allais à l’école rue des Panoyaux dans le 20e arrondissement et ensuite, rue Béranger dans le 3e. Mes parents travaillaient jour et nuit pour arriver à quelque chose. On voulait déménager pour s’installer plus confortablement. On habitait 1 rue du Puys à Paris.
Mon père était un homme extraordinaire. Il travaillait à domicile dans la confection pour les magasins. Mes parents étaient communistes. Mon père aidait tous les autres immigrants juifs. Ce qu’il gagnait, il le partageait avec les autres. Arrivés à Paris, ils ont commencé à vivre. Ils allaient au bal des Sociétés juives, sans doute dans des groupes communistes. Les enfants allaient dans les colonies de vacances à Berck-Plage. Malheureusement, Hitler est arrivé au pouvoir, il nous a détruits, il a détruit une vie familiale.
Le 14 mai 1941, mon père a reçu une convocation verte, je m’en souviens comme si c’était hier. Il devait se présenter au commissariat de la rue des Tournelles à Paris. Le lendemain, avec ma mère et mon frère, nous l’avons accompagné au commissariat. Il est monté dans l’autobus. Il a été interné à Pithiviers. Mon père était trop honnête, il n’a pas eu l’idée de se sauver du camp de Pithiviers, il n’a pas essayé, il était trop droit, il est resté un an à Pithiviers. Après quelques mois, il nous a envoyé une autorisation de visite, la seule que nous ayons eue. C’était le 5 juillet 1941. Nous sommes partis en train à Pithiviers pour le voir, avec ma mère et mon frère. C’étaient des baraquements. On est restés quelques heures. Je crois qu’on était à l’intérieur.
Pendant un an, nous avons reçu des lettres en yiddish et ma mère lui écrivait en yiddish. Chez moi, on parlait yiddish et polonais quand ils ne voulaient pas que je comprenne. Ma mère envoyait des colis et mon père également. Il faisait des travaux en bois, des chaussures en bois. J’ai un porte-plume en bois qu’il m’avait envoyé avec mon nom dessus. C’était un couple idéal, le grand amour. Ma mère a perdu 30 kilos en un an, de désespoir. Et après, on n’a plus eu de nouvelles, il a été déporté à Auschwitz par le convoi 4.
Ma mère a été arrêtée dans la rue du Petit Thouars le 26 septembre 1942 par les policiers français. Je n’ai jamais vu d’Allemands, c’était toujours des Français, des policiers français, jamais des Allemands. On était sur la liste le 16 juillet, mais nous avions été prévenues par des amis qui n’étaient pas juifs et nous avions dormi chez des amis, dans l’appartement de la mère d’Aristide qui ne s’était pas déclaré au moment du recensement. Mon frère était déjà dans le Loir-et-Cher depuis deux mois. Moi, je voulais garder ma mère, j’ai essayé de la protéger, j’avais 12 ans, pas encore 13. Je voulais la protéger, car elle était désespérée et voulait se suicider. Elle ne voulait pas partir. Un matin, comme elle n’avait plus de nouvelles de mon père, vers cinq heures du matin, elle est descendue dans la rue, comme tous les matins, pour se renseigner parmi les autres femmes, pour savoir si elles avaient reçu des nouvelles de leur mari. Et elle a été arrêtée. À ce moment-là, nous ignorions tout du camp d’Auschwitz et des chambres à gaz.
Quand on a pris ma mère, j’étais dans l’appartement de mon oncle maternel. Je voulais rejoindre mon frère, mais mon oncle ne le voulait pas. Un soir, un policier en civil est venu pour m’arrêter et il a dit : “Vous avez cinq minutes, prenez vos affaires et venez !”. J’avais un peu d’argent de mes parents, j’ai sauté sur le policier, j’ai commencé à pleurer et j’ai dit : “Tu as pris mes parents, je suis restée seule !”. Je me suis pendue à son cou et j’ai commencé à pleurer. Il a sans doute eu pitié de moi. J’ai pris l’argent de mes parents et je me suis sauvée et enfermée dans les WC qui étaient sur le palier. Après une heure, quelqu’un est venu et m’a dit : “N’aie pas peur, Sarah, le policier a dit qu’il ne t’arrêterait pas”. Je ne voulais pas sortir, j’avais peur que quelqu’un m’attende en bas.
Ma mère, je savais que je ne la reverrais plus. Mais au moins, je voulais aider mon frère. Je suis partie le rejoindre à la campagne avec une dame qui habitait dans l’immeuble. Nous avons vécu chez des paysans qui étaient antisémites pendant trois ans et demi dans le Loir-et-Cher, à 20 km de Montoire. Il y avait un vieux château qui s’appelait “le château de Chartres” avec peut-être quarante familles. Nous nous y étions réfugiés en 1939 par crainte des bombardements de Paris. Mon frère était déjà là-bas avec un copain et je suis arrivée après.
Nous avons vécu la peur au ventre. Moi, je faisais du théâtre avec l’école et on envoyait de l’argent aux prisonniers de guerre en Allemagne. J’avais toujours peur que l’on vienne m’arrêter à cause de mon nom inscrit sur les cartons d’invitation et parce que des policiers venaient souvent chez les paysans du village pour se ravitailler.
Je pensais que mes parents étaient partis travailler en Allemagne dans des usines. Pour ma mère, je n’avais pas d’espoir parce qu’elle pesait 45 kilos quand on l’a arrêtée. J’espérais que mon père reviendrait.
Après la guerre, il y a eu un conseil de famille avec deux de mes oncles, et un ami de mon père qui s’était évadé de Pithiviers, Waisbrot. Il avait été arrêté en même temps que lui et lui avait promis de s’occuper de nous, s’il en réchappait. Nous avons été placés dans l’une des maisons d’enfants du rabbin loubavitch, Zalman Schneersohn. J’allais à l’école à l’ORT et je suis restée pendant trois ans et demi dans une maison d’enfants, à Boissy-Saint-Léger. J’y ai été très malheureuse. Je pleurais tout le temps. Ils étaient extrémistes. Mon frère est resté trois ans dans la yeshiva d’Eragny.
Puis une tante, une sœur de mon père, est arrivée de Pologne en 1949. C’est elle qui m’a dit qu’il y avait des fours crématoires et que mes parents avaient disparu dans les fours. Nous sommes partis en Israël avec cette tante en 1949. Depuis ce temps, je suis à Ashkelon et je vis avec mes souvenirs et la nostalgie de mes parents.
Je me suis mariée en 1949 avec un homme extraordinaire, venu de Roumanie en Israël en 1945. J’ai eu trois enfants, des petits-enfants et des arrière-petits-enfants. J’ai toujours parlé de mon passé avec mes petits-enfants, et d’en parler m’a sans doute aidée à rester saine d’esprit.
Témoignage recueilli en 2010
JAKOB DRATWA
Interné au camp de Pithiviers à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 25 juin 1942 par le convoi 4
Assassiné à Auschwitz le 16 août 1942 à l’âge de 40 ans
SARAH SHAPIRA
Fille de Jakob Dratwa
Née en 1929 à Dobrzyn