Au camp de Pithiviers. Mosjez Stoczyk est le 1er debout à droite (entre mai 1941 et juin 1942, sd). Archives familiales

Mosjez STOCZYK
par sa fille Liliane Ryszfeld

Mon père est né le 11 mars 1904 à Varsovie, dans une famille assimilée. Il est le plus jeune des quatre enfants, trois garçons et une fille. La mère est venue en France avec le frère aîné. Mon grand-père, Lazare Stoczyk, était décédé. Je ne sais pas précisément pour quelle raison ils sont venus, sans doute à cause des difficultés économiques. Mon arrière-grand-père avait une fabrique de parapluies qu’il a perdue. Je n’ai pas eu le temps de me renseigner. Je suis née en 1935, ma grand-mère a été déportée à 73 ans, ma tante aussi.

À Vincennes, il y avait donc trois garçons, leur mère et leur sœur Rachel, je ne sais pas quand ils sont arrivés. Je sais que mon père est tout de suite allé s’inscrire en 1923 dans un collège privé de Vincennes pour apprendre le français. J’ai encore le diplôme qu’il a reçu. Auparavant, en Pologne, il était interprète pour la compagnie de navigation Cunard Lines, sans doute polono-anglaise. Sa maîtrise du français était sans doute due à son don pour les langues.

Il a rencontré ma mère en 1933 et l’a épousée. Ma mère, originaire de Vilno, est partie en 1929 pour aller rejoindre un frère et une sœur aux États-Unis avec un Affidavit. Elle n’a pas pu y rester à cause des quotas et, d’après ce que je sais, c’est sur le bateau de retour qu’elle aurait rencontré mon père.

Elle habitait Boulevard de Picpus, lui, rue Alexandre Dumas. Ma mère ne travaillait pas. Après la guerre, elle a commencé à faire marchand forain sur les marchés et elle est décédée à 80 ans de mort naturelle, une mère exceptionnelle.

Je suis née à Vincennes et j’ai toujours habité rue de la Synagogue à Vincennes. Ma grand-mère paternelle fréquentait assidûment cette synagogue, mais pas ses fils. Et moi, j’occupe actuellement la place de ma mère et de ma grand-mère.

J’ai le souvenir d’un couple qui s’aimait énormément. Les lettres que mon père envoyait de Pithiviers à ma mère le montrent : “Mon amour, ma bien aimée”. Je me souviens que nous allions le soir, en été, au Bois de Vincennes. Mon père rencontrait des amis avec qui il jouait aux échecs. Mes parents parlaient yiddish et polonais quand ils ne voulaient pas que je comprenne.

Mon père avait un grand sens patriotique. Pour lui, nous n’avions que des devoirs envers la France et aucun droit. J’ai des lettres de lui, de Pithiviers, des lettres exceptionnelles, des lettres d’amour d’un père à sa fille qu’il sait sans doute qu’il ne reverra pas. Il m’a toujours écrit d’être fière d’être juive, d’être française et fière d’être en France.

Mon père s’est engagé volontaire à Valbonne en 1939, où il a été démobilisé.

J’ai accompagné ma mère le jour du “billet vert” au commissariat de police de Vincennes. J’allais avoir six ans. On avait dit à ma mère de donner des vivres pour 48 heures et des vêtements chauds et je me souviens que sur le chemin du retour du commissariat de police jusqu’à notre domicile, ma mère a demandé : “Qu’est-ce que je vais mettre, est-ce que j’ai des “gatkès” (des caleçons chauds), à lui donner et qu’est-ce que je vais lui donner comme chaussures ?”. Nous sommes retournées apporter cette valise. Quand nous avons su qu’ils allaient partir de la gare d’Austerlitz, je sais que nous y sommes allées, mais on n’a pas vu mon père. Ma mère a vu de loin des personnes qui habitaient Vincennes.

Le lendemain, on est allées voir mon oncle, le frère de ma mère qui était boulanger dans le 19e arrondissement, et je pense qu’il y a eu des conciliabules pour qu’il trouve une solution pour nous cacher.

Je pense que mon père avait été se déclarer comme Juif. Tel que je le perçois, tel qu’on m’en a parlé, je pense qu’il était très obéissant, il avait le sens du devoir. Il ne s’est même pas posé la question, contrairement à mes beaux-parents qui ont quitté Paris en 1939. Il avait une certaine rigueur. Je suis allée voir mon père à Pithiviers et je me souviens que ma mère lui disait de se sauver, et j’entends encore mon père dire : “Est-ce que ce serait mieux ailleurs ?”. On y était allées en train, je me souviens qu’on a beaucoup marché. Ma mère avait apporté des caleçons pour qu’il n’ait pas froid. Je pense être entrée dans le camp bien que certaines personnes pensent que c’était impossible. Ma mère avait apporté des chaussures et sur le chemin du retour de Pithiviers, elle m’a dit : “Qu’est-ce que je vais apporter à ton père la prochaine fois ?”. et je sais que j’ai retrouvé un jeu d’échecs que ma mère avait préparé et des chaussures. Je ne sais pas pourquoi elle n’y est pas retournée, je n’ai pas pu le lui demander ou bien j’ai oublié. Je crois qu’il y avait deux familles de Vincennes, dans le train avec nous, l’une s’appelait Strompf. Lui, a fait des objets extraordinaires à Pithiviers.

On est parties après la rafle de juillet 42, puisque je me souviens que les policiers sont venus chez moi et si nous avons la vie sauve, c’est qu’au moment où les flics étaient chez nous, ce 16 juillet 42, dans l’immeuble en face, une femme s’est jetée du 5e étage. Il faisait très chaud, la fenêtre était ouverte. Je me souviens comme si c’était hier de ce corps qui tombait. Les deux flics ont dit : “Madame, nous allons chercher une voiture. Préparez-vous, calmez-vous, ne dites pas que vous ne sortirez pas vivante d’ici. Nous revenons vous chercher”. Ils sont revenus un quart d’heure après avec une traction avant, mais pendant ce temps, nous nous sommes cachées chez une épicière, puis on est allées dans une garçonnière de mon oncle et on a attendu que mon oncle boulanger puisse trouver un passeur.

Ce n’était donc pas pour nous permettre de nous sauver que les policiers sont repartis, mais pour calmer ma mère qui était hors d’elle et je me souviens qu’elle m’a prise dans ses bras et qu’elle leur a dit : “Vivante je ne sortirai pas d’ici, tuez-moi tout de suite”. Ce corps qui tombe est omniprésent soixante-dix ans après, et je pense que nous devons la vie à cette femme qui, par désespoir, s’est jetée par la fenêtre.

Nous sommes parties en Saône-et-Loire avec mon oncle. Il est devenu boulanger chez les Jésuites et il m’a trouvé une place à l’orphelinat Saint-Charles de Macon, je crois que c’était la Maison du Devoir. J’y suis restée trois ans et je n’ai pas été baptisée. Ma mère est restée cachée avec sa belle-sœur.

Je sais que je suis restée très longtemps après la guerre assise sur le balcon à Vincennes, en attendant le retour de mon père. Je suis rentrée à Paris en octobre 1945. Ma mère a eu de l’espoir jusqu’au retour du dernier déporté français que l’on retrouvait parfois en Russie et je suis incapable de situer à quelle date c’était, peut-être 46 ou 47. Elle est allée au Lutétia, elle a eu des renseignements sur mon père par Monsieur Meyer Kuperberg qui habitait Vincennes, qui était à Auschwitz avec lui : mon père aurait été dénoncé par un kapo avec qui il s’était disputé. Ma mère l’a toujours mis sur un piédestal : il était beau, volontaire, intelligent.

Quand je suis allée en pension en 1948, on peut dire que je n’ai plus attendu mon père.

Je pense que je n’ai pas pu parler à mes enfants, de peur de ne pas être entendue. Ils ne savent pas grand-chose, sauf que j’ai été à l’orphelinat, que j’ai perdu mon père. Ma mère m’a toujours épaulée, jamais freinée, jamais jugée. J’ai beaucoup bourlingué. Elle est restée seule à pousser sa remorque pour vendre quelques paires de chaussettes pour que je fasse ma vie. Je me suis beaucoup investie avec les FFDJF.

 

Témoignage recueilli en 2008

 

 

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MOSJEZ STOCZYK
Interné au camp de Pithiviers à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 25 juin 1942 par le convoi 4
Assassiné à Auschwitz

LILIANE RYSZFELD
Fille de Mosjez Stoczyk
Née en 1935 à Vincennes