Leib KAJMAN
par son fils Roger Kajman
on père s’appelait Leib Kajman. Je ne l’ai pas connu. Il venait de Lublin (Pologne) et je ne sais pas quelle était sa profession. Je ne connais pas non plus sa date d’arrivée en France.
À Paris, il était cordonnier et ma mère m’a dit qu’il était spécialisé en orthopédie. Il lui arrivait d’aller travailler à l’hôpital Saint-Louis. J’étais beaucoup trop jeune pour avoir des traces de vérité.
Mes parents ont dû se rencontrer à Paris, j’ai leur livret de famille avec les dates. Ils ne se connaissaient pas en Pologne. Ma mère était originaire de Varsovie et sa famille a séjourné à Metz avant de venir à Paris. Je ne peux que supposer les raisons de leur venue en France, ma mère ne me l’a pas dit. Ils pensaient à la France comme beaucoup d’autres Juifs qui disaient : "Heureux comme Dieu en France".
Je ne sais pas où ont habité les parents de ma mère au tout début. Je suppose que ma mère, une fois mariée, est venue habiter avec mon père qui tenait une boutique de cordonnerie, Passage Lauzin dans le 19e à Paris. Ce passage n’existe plus.
Nous avons vécu au même endroit après-guerre : ma mère et ses trois fils et mon beau-père et ses deux filles. Ma mère et mon beau-père ont eu deux enfants ensemble et ils habitaient la boutique du rez-de-chaussée qui servait de salle à manger. Il y avait un lit-cage et, au premier étage, mes parents dormaient avec mes deux plus jeunes demi-frères. Nous étions très à l’étroit.
Je suis allé à l’école rue du Général-Lasalle. J’ai le souvenir qu’à la récréation, on me faisait rentrer sous le préau pour me donner du lait vitaminé. Je devais avoir six ans. Je suis allé jusqu’au certificat d’études que je n’ai pas eu. Puis je suis allé en apprentissage, dans un atelier de confection.
Je n’ai pas porté l’étoile, j’étais trop jeune, je suis né le 10 juillet 1941. J’ai deux frères aînés, Nathan, né en 1937, et Félix, né en 1939. La guerre étant là, ma mère a été prévenue par le commissariat de la rue Pradier qui lui a dit : “Préparez vos affaires, on va venir vous chercher ”. C’était avant la rafle du Vel d’Hiv. Ma mère l’a raconté.
Elle est partie avec ses trois petits garçons. Je devais avoir six mois, début 1942. Elle nous a emmenés dans la Sarthe chez des journaliers. Elle-même a été se cacher dans différents endroits, un temps à la prison de la Roquette. J’ai su aussi qu’elle avait été chez des bonnes sœurs, mais je ne sais pas où, et qu’elle lavait le linge des Allemands. Je ne sais pas si c’est vrai ou pas. Une bonne sœur lui aurait dit de ne pas parler parce qu’elle avait un accent à “couper au couteau”, et je crois qu’elle plaisait à un Allemand…
Son mari, mon père, avait déjà été arrêté par le “billet vert”, le 14 mai 1941. Ma mère ne m’en a jamais parlé. Mes frères ne savent pas grand-chose non plus. C’est moi qui suis le plus intéressé, touché, et je fais les démarches pour eux. C’est moi qui leur ai appris que notre père avait été engagé volontaire dans la Légion étrangère, qu’il a été libéré, puis arrêté par le “billet vert”. Je suppose qu’il avait été convoqué au commissariat du quartier, donc de la rue Pradier. Il a été interné à Beaune-la-Rolande où ma mère a été me présenter. Mais je n’en ai aucun souvenir.
Ma mère ne nous en a pas parlé parce que nous étions petits. On a eu la chance de rester tous les trois ensemble toute la durée de la guerre. D’après mes conversations dans le village où nous avons été cachés, j’ai appris que beaucoup de gens qui avaient gardé des enfants pendant cette période ont été les rendre par peur des gendarmes et aussi parce qu’ils ne recevaient plus la pension payée par l’UGIF. Mes frères allaient à l’école. J’ai su qu’à cette époque, je devais avoir 6 ans, on allaitait les enfants très tard et j’ai eu une chèvre pour me nourrir. Je n’ai jamais eu l’occasion de demander à ma mère comment elle avait trouvé cette famille, ni pourquoi ils nous avaient gardés, ni s’ils avaient été payés. Ils n’étaient certainement pas payés par ma mère qui ne travaillait pas. La vie était difficile, car déjà quand mon père s’est engagé, il ne travaillait pas. Ensuite, il a été arrêté et interné. Je suppose qu’elle a dû avoir des aides. Je n’ai pas de souvenir d’avoir eu de contact pendant cette période quand j’étais dans la Sarthe.
À la fin de la guerre, quand elle est venue nous chercher chez ces paysans journaliers, je devais avoir quatre ans, mon frère six ans, et l’aîné peut-être huit ans.
Après la guerre, quand ma mère s’est remariée, mes parents nous envoyaient chez eux en vacances. J’avais conservé mon petit lit en fer forgé blanc. C’était vraiment une maison du Moyen-Âge. On allait puiser l’eau au puits.
Maman parlait le yiddish. Nous, les enfants, on n’a pas appris. On était souvent dans la rue. Je me demande comment on était habillé. Je pense que c’était par l’OSE et quand je passe rue Vieille-du-Temple, je cherche toujours le porche de cette institution.
J’ai le souvenir de l’arrivée de mon futur beau-père. Quand ma mère m’a dit : “Voilà ton père”, j’ai dit : “non, ce n’est pas mon père”. Comme j’étais assez jeune, au début, je ne sais pas, mais ensuite, je sais que je l’appelais papa, mes frères aussi. Mon frère Nathan avait des problèmes avec lui. Au début, on était sans parents, on jouait beaucoup dans la rue, beaucoup plus qu’on n’était à la maison. À l’école, on restait à l’étude. Mon frère aîné était un “voyou”, il faisait partie d’une bande de Belleville où nous habitions, et ça se passait assez mal avec lui.
J’ai aussi le souvenir d’avoir reçu un jour une gifle de mon beau-père et de l’avoir appelé Hitler. Réalisant ce que j’avais dit, je suis parti en courant. Mon beau-père et son frère m’ont couru après en me disant : “Reviens, on ne te fera rien”.
Ma mère ne nous a jamais parlé de notre père, elle parlait juste de son travail puisqu’on vivait sur place et qu’il y avait encore le panneau « cordonnier » avec une chaussure. Ce panneau n’a jamais été enlevé et comme tout ce côté de la rue de Belleville a été démoli, le panneau est parti. Il y avait cette présence de mon père et aussi quelques outils qui étaient restés au rez-de-chaussée et mon beau-père qui avait un salon de coiffure à Belleville ressemelait aussi nos chaussures.
Ma mère s’était remariée dans les années cinquante avec mon beau-père dont la femme, elle aussi, était morte en déportation. Avec des enfants de chaque côté, il fallait qu’ils trouvent un intérêt à se mettre ensemble. C’était un couple quand j’y réfléchis, ils devaient s’entendre mais vivre dans deux pièces avec 7 enfants était très difficile pour eux et pour nous. Il y avait deux filles, Esther et Jacqueline, il y avait les deux petits garçons, George et Serge, qu’ils ont eus ensemble. Nous n’avions pas d’endroit à nous. Dans ce quartier de Belleville, il y avait beaucoup de familles reconstituées.
Je ne sais pas si ma mère a été au Lutétia pour savoir si mon père reviendrait. Il est mort un an après son arrivée à Auschwitz, d’après les papiers qui ont été remis à ma mère par les Anciens Combattants. C’est tout ce que je peux savoir sur ses démarches.
Comment a-t-on pu savoir qu’il ne reviendrait pas ? J’étais petit et, après la guerre, j’allais au patronage juif communiste sur le Boulevard de Belleville. Dans ce patronage, on nous sortait et on nous montrait comment les Russes communistes avaient libéré les camps de concentration. Déjà, à cette époque, j’avais vu les films de la Libération des camps avec les amas de cadavres, les fours crématoires.
On supposait que notre père était mort puisqu’il n’était pas revenu, qu’il avait été justement brûlé dans ces camps, ces fours crématoires et tout ça. Ce sont les papiers qui me font dire qu’il est mort en 1943.
Je ne pense pas que mes parents faisaient de la politique. Sur mes papiers de pupille de la nation, la mention “mort pour la France” est rayée. Sur les papiers que ma mère a reçus, il est noté qu’il était déporté politique. Je pense que c’est parce qu’il était juif et n’était pas français.
Je ne pense pas qu’ils étaient très pratiquants. Ma mère faisait les fêtes. À l’âge de 12 ans, mon beau-père m’a demandé si je voulais faire ma bar-mitzwa et qu’il y aurait une fête. J’ai refusé. J’avais déjà une opinion de la religion, à savoir que s’il y avait un Dieu, il n’aurait pas accepté tous ces massacres, la Shoah, comme les pogroms en Russie ou en Pologne.
Je n’ai pas fait de recherches sur la famille de mon père, je suppose qu’il aurait fallu les faire en Pologne.
Le silence d’après-guerre est connu. On ne parlait pas. Il fallait refaire sa vie, travailler. Ma mère est décédée en 1995 et mon beau-père, à l’âge de 58 ans, début 1962, quand j’étais au service militaire.
J’ai été très ému à l’exposition sur l’intégration des Juifs en France en 1991 où je suis tombé sur le premier panneau de photos d’un groupe de militaires, et où j’ai retrouvé le visage de mon père. J’ai tout de suite dit à ma femme : “C’est mon père sur cette photo. Je ne sais pas comment je le sais, mais je sais que c’est lui”. Mes frères ne l’ont pas reconnu.
J’ai fait des recherches rue du Renard pour savoir si quelqu’un l’avait connu. J’ai écrit à la Légion étrangère à Caen, d’où j’ai reçu son livret militaire.
Fin 2009, j’ai fait des recherches pour savoir comment nous étions arrivés dans la Sarthe chez Monsieur et Madame Fagault. J’ai pu retrouver leur petite-fille, Bernadette Fagault qui a été très émue d’apprendre l’histoire de ses grands-parents pendant la guerre. Grâce au Mémorial de la Shoah, nous avons retrouvé 3 fiches de visite de l’UGIF établies par Madame Lucienne Clément de l’Epine, qui a été nommée “Juste” en 1990. Elle notait les familles visitées et les noms des “pensionnaires”.
“Fagault, La Roussière, mari journalier, femme à la maison, brave et assez propre
Kajman Félix, Nathan, Roger-enfants très durs et très turbulents, assez forts”.
Yad Vashem va décerner, à titre posthume, la médaille des Justes parmi les nations au couple Fagault.
Mon fils est tenu au courant de mes recherches. Il voudrait que je l’emmène à l’endroit où nous avons été cachés, que je lui montre la maison et tous ces lieux où nous jouions étant petits, que je lui parle des gens qui nous ont gardés. Cela me paraît difficile, car je suis très émotif, au-delà de ce que je pensais, surtout lorsque j’ai découvert cette photo ou que j’ai appris qu’il s’était engagé. Mais je le ferai.
Si ce témoignage est reproduit dans un livre, je pense qu’il le prendra et le gardera toute sa vie. Dans son livre sur les lettres des enfants de déportés, Klarsfeld a retenu notre lettre à mon épouse et à moi où nous parlons de cette période de notre petite enfance. Ce livre est le plus émouvant de toutes mes lectures, le plus dur aussi. Mon fils a aussi ce livre qu’il pourra consulter.
Pour terminer, je trouve que tout ce qui est fait pour écrire l’histoire de cette période doit être fait pour notre descendance, et pour les autres. Que mes petits-enfants connaissent l’histoire de leurs aïeux qu’ils n’ont pas connus. Que cela devienne des livres d’histoire.
Témoignage recueilli en 2011
LEIB KAJMAN
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Assassiné à Auschwitz
ROGER KAJMAN
Fils de Leib Kajman
Né le 10 juillet 1941 à Paris 10e