Hercyk Anger et sa femme Sonia (Surah Hesa) (sd). « Ils sont si beaux, ils semblent si amoureux sur cette photo ». Archives familiales

Hercyk ANGER
par sa fille Jo Anger-Weller

Mon père, que puis-je dire de lui ? Je ne l’ai pas connu, il a été arrêté avant ma naissance, le 14 mai 1941, interné au gymnase Japy, puis incarcéré au camp de Beaune-la-Rolande où il est resté presque un an, puis transféré au camp de Pithiviers jusqu’au 17 juillet 42, date à laquelle il est parti par le convoi 6 jusqu’à Auschwitz.

S’il avait eu une sépulture, qu’aurais-je pu inscrire comme épitaphe ? Deux phrases, entendues plusieurs fois, énoncées avec tendresse par ceux qui l’avaient connu et aimé.

Hercyk Anger
né à Krasnik (Pologne) le 13 janvier 1913
assassiné à Auschwitz (Pologne) le 23 septembre 1942
Il avait des mains en or
Il était trop pur, il n’a pas supporté le camp, il est allé aux barbelés.

En réalité, ce qui a fait office d’épitaphe pour moi, je l’ai trouvé dans le Mémorial de Serge Klarsfeld :
Un jour, j’ai aperçu le gros livre, où ils sont tous, classés par ordre de départ, par numéro de convoi. J’ai longtemps tourné autour sans être capable de l’ouvrir. Je me suis enfin décidée, je n’ai pas eu à chercher longtemps, j’ai ouvert au hasard, mon doigt parcourant la liste de cette page, je suis tombée dessus, hypnotisée par ma découverte. Paradoxalement, c’est alors que j’ai eu le sentiment qu’il avait vraiment existé. J’ai enfin admis qu’il n’était plus nécessaire de le chercher.

Car ce père, je l’ai longtemps cherché, après avoir encore plus longtemps essayé de ne pas y penser. J’en avais un autre, Hershl Weller, merveilleux homme qui m’avait adoptée, aimée et élevée. 

Ma mère n’a jamais rien dit, m’a fait croire que Hershl était Hercyk, m’a caché la catastrophe qui a miné toute sa vie, elle est morte à 42 ans. Et cela, sûrement pour mon bien (!!!) 

La guerre est finie, j’ai quatre ans, je descends du train, trois heures avant, on m’a confiée au contrôleur, ma mère se précipite les bras ouverts avec le sourire. Deux pas en arrière, un homme la suit. Viens tortele, viens voir ton papa, je la regarde, je le regarde, elle à nouveau, puis lui, c’est pas mon papa, qu’est-ce que tu racontes, viens embrasser papa, c’est lui, je le sais que ce n’est pas lui ; je l’ai attendu pendant si longtemps, je ne peux pas y croire. Ce n’est pas l’homme à cheval de la photo que ma mère me montrait quand elle venait me voir, entre deux trains, à la campagne où elle m’avait cachée.

D’abord il n’a pas la même tête ! Et puis je sens chez lui une certaine gêne ou peut-être est-ce maintenant, avec le recul, que je l’imagine, cette gêne. Il s’approche, je me détourne, il veut me prendre dans ses bras, je me débats, je sens quelque chose de faux, je le martèle de mes petits poings crispés, je crie, je pleure sur le quai… Je pleure dans l’arrière-boutique où je viens d’entendre ma mère dire au téléphone à son amie Zita : “mais il faudra bien qu’un jour je le lui dise”, un voile de dix ans se déchire…

Je lui rétorque qu’elle est peut-être ma mère et que c'est bien dommage, mais lui, lui, il est au fond de la pièce, il veut dire quelque chose, tais-toi “Ori”, non toi tais-toi, c’est à lui que je veux poser une question, es-tu mon père, non, bon, maintenant tu es mon père et tout a continué comme auparavant, ma mère ne m’a rien dévoilé, je n’ai pas posé de questions, je sentais qu’elle ne pourrait pas le supporter…

Quand j’ai su enfin pour l’homme à cheval, j’ai tenté de penser à lui, mais c’était comme si je reniais l’autre, je n’étais pas prête. Il a fallu attendre vingt ans pour que je veuille en savoir plus.

Plus tard, je les ai appelés Henri I et Henri II, mes deux pères, mes deux rois, reliés par ce trait d’union auquel je tiens tant dans mon patronyme.

Qu’ai-je à ma disposition pour tenter de rendre compte de la vie de Hercyk ? Quelques photos, quelques papiers officiels provenant des Archives Nationales, qui m’ont enfin permis de connaître le prénom de mon grand-père Maurice (Moïshe) et le nom de jeune fille de ma grand-mère Horschstajn, je savais déjà qu’elle s’appelait Gitla.

J’ai également trouvé la date de son arrivée en France et le motif de son incarcération : je pensais y trouver “Juif”. Mais non ! Sidération, incrédulité, dégoût. Était écrit d’une plume toute bureaucratique en belles lettres bien ourlées :
En surnombre dans l’économie nationale

Ma mère a donc su le 9/04/45 le sort de mon père. Combien de temps l’a-t-elle attendu après, est-elle allée chaque jour à l’Hôtel Lutétia avec sa photo ? Quand s’est-elle mise en ménage avec Hershl qui avait lui-même attendu Cypa, sa femme ? Questions sans réponse.

Un livre est sorti sur le convoi 6 et, malgré les nombreuses sollicitations, j’ai été totalement incapable d’y participer. J’y ai vu les mêmes fiches que celles que j’avais obtenues, le même genre de photos, montrant les mêmes baraques, les mêmes pères à béret.

Quand la France était entrée en guerre contre Hitler, il s’était engagé volontaire, puis avait été renvoyé dans ses foyers quand Pétain avait capitulé. Il était incapable de penser qu’il pourrait lui arriver quoi que ce soit de la part de la France, le pays des Droits de l’Homme qui l’avait accueilli quand il avait fui la Pologne. Il y a quelques années, j’ai parlé à la mère de Talila qui était une amie d’enfance de ma mère. Elle m’a raconté que Hercyk, malgré les nombreuses recommandations de ses amis, avait jugé nécessaire d’aller se faire recenser comme juif, “il était très légaliste, tu sais et il avait une confiance imbécile dans l’Etat français !”.

C’est le fameux Billet vert qui a eu raison de ses illusions et qui l’a conduit à l’anéantissement. Ce sont des policiers français qui ont raflé Hercyk, des policiers français qui sont venus arrêter Cypa à son domicile, rue de la Forge Royale, des policiers français qui ont intercepté Sonia quand, avec son bébé (j’avais 8 mois), elle avait essayé de passer la ligne de démarcation, nous nous étions retrouvées au camp de Rivesaltes. Ce sont aussi des paysans français qui m’ont cachée et sauvée pendant la guerre quand nous sommes sorties de Rivesaltes. Comment en sommes-nous sorties, ma mère et moi ? Autre mystère que je cherche en vain à élucider.

En 1931, Hercyk est donc parti de Krasnik, un shtetl situé au sud de Lublin en Pologne. Je ne sais rien de sa vie là-bas, je sais qu’il avait un frère, Ruven, qui avait échappé à la tuerie en fuyant Krasnik. Il avait passé toute la guerre en Sibérie. De retour au shtetl, il n’avait trouvé que le néant, les parents étaient morts, sa sœur Sarah, beaucoup plus jeune, elle avait 16 ans, avait aussi été assassinée à Auschwitz, mon père, de six ans son aîné, avait déjà émigré en France. Après avoir séjourné jusqu’en 1954 en Allemagne dans un camp de personnes déplacées, Ruven avait enfin pu émigrer en Suède avec sa femme et sa fille, une autre Gitla comme moi. Celle-ci m’avait trouvée, je ne sais comment, elle était venue me voir pour en savoir plus sur son père, j’aurais peut-être pu en savoir plus sur le mien. Je n’ai jamais rencontré Ruven, j’en étais incapable à l’époque. Et puis, à quoi bon, il ne parlait pas !!

Aucune idée de la façon dont il a passé son enfance, a-t-il fait des études, parlait-il uniquement yiddish ou connaissait-il le polonais ?

Hercyk était fiancé à ma mère Sonia, c’est ainsi qu’elle se faisait appeler, son vrai prénom était Surah Hesa. Sont-ils arrivés ensemble à Paris ?

Ne sachant rien de leur quotidien, je n’ai que quelques détails dérisoires qui permettent juste d’imaginer quelques bribes de leur vie.

Ainsi, j’ai pu apprendre les adresses où ils avaient habité : 4 passage Pouchet, Paris 17e, 12 rue Pierre Bayle, Paris 20e, maintenant, il y a un hôtel à cet emplacement (je suis née dans le 20e, c’est sûrement leur dernier domicile avant qu’il se soit fait prendre).

Je sais qu’il était ouvrier tailleur, il devait travailler “à façon”. Il n’était pas tailleur, car non inscrit au registre du commerce : j’ai appris ce détail par un homme chargé de mon dossier dans le cadre de la Commission Matteoli pour les spoliations à laquelle j’avais demandé un franc symbolique pour la machine à coudre de mon père.

Mais entre-temps, avant la guerre, mon père a émigré une nouvelle fois, au Brésil. Ma mère était restée à Paris le temps qu’il s’installe. Il avait rejoint son cousin germain Yankel qui habitait Rio depuis déjà quelques années. En fait, je n’ai appris le séjour au Brésil de mon père qu’à 36 ans. Cette histoire, Hershl me l’avait déjà racontée, comme ça, vaguement, mais, à cette époque, je me sentais totalement incapable de le questionner plus avant. C’est lui qui m’avait parlé de “ses mains en or” pour la première fois.

Depuis j’ai, grâce au témoignage que j’ai fait en 2003 pour Hercyk sur le site de YAD VASHEM, retrouvé Regina, la sœur de Yankel qui habite le New Jersey. Elle a aussi fait un témoignage pour son cousin qu’elle appelle Harry. J’étais impatiente de la rencontrer. Peut-être allais-je enfin en savoir plus sur lui, elle l’avait sûrement connu. Déception immense, elle ne l’a pas rencontré, il était déjà parti en France quand elle est allée rendre visite à la famille à Krasnik, mais elle avait des renseignements par Yankel. Mon père était arrivé en 35 et était resté deux ans au Brésil : “Tu comprends, il avait des mains en or, alors tout marchait bien. Il a voulu que ta mère le rejoigne, mais elle, elle ne voulait pas partir encore une fois, peur de l’inconnu, elle avait déjà appris le français, alors une autre langue… Il aimait tellement ta mère qu’il est retourné en France”.

Regina m’a donné une photo qui me réjouit particulièrement, il a l’air heureux, il est naturel, pas guindé comme sur tous les autres clichés. 

Je ne peux m’empêcher de penser que si Sonia avait voulu, je serais née au Brésil et mon père n’aurait pas eu cette fin tragique. Et que dire de cette étrange coïncidence qui a fait que ma fille a commencé des études de portugais bien avant que l’on connaisse cet épisode brésilien et qu’elle en est devenue une spécialiste ! 

 

Témoignage recueilli en 2008

 

 

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HERCYK ANGER
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 17 juillet 1942 par le convoi 6
Assassiné à Auschwitz le 23 septembre 1942 à l’âge de 29 ans

JO ANGER-WELLER
Fille de Herczyk Anger
N’a pas connu son père