Lazare ETLINGER
par sa femme Anna Etlinger
Lazare est né en 1922 à Korolowka (Pologne), une petite ville de Galicie. Lorsque son frère Charles y naquit en 1915, cette région faisait partie de l’empire austro-hongrois, et ma belle-mère Feiga parlait encore avec nostalgie de son empereur François-Joseph.
En 1928, le père, Majer, décida de venir à Paris pour repérer les possibilités de travail et de logement afin de faire venir sa famille. C’est à Montreuil-sous-Bois qu’il trouva ce qu’il recherchait. En 1929, Feiga et ses cinq enfants, de 14 à 5 ans, prirent le train pour rejoindre le père de famille (à un arrêt en Allemagne, un homme est monté avec son gros chien et a obligé les enfants à descendre de la banquette pour que son chien puisse s’y installer). Le logement était situé rue Marcel-Sembat et l’immeuble habité par des Juifs émigrés. Jusqu’à la guerre, les enfants furent scolarisés à Montreuil, mais entre-temps, les parents avaient déménagé au 54 bis rue Molière où ils tinrent une épicerie jusqu’en 1940.
En septembre 1939, Lazare, dans sa 18e année, fut appelé par l’Armée polonaise pour y accomplir son service militaire. Après la débâcle de 1940, il s’est retrouvé dans le sud de la France et a été hébergé dans une caserne (je ne me souviens pas du nom du lieu) qui était près du camp de Gurs, où les républicains espagnols internés souffraient de la faim ; lui et ses compagnons leur faisaient passer ce qu’ils pouvaient à travers les barbelés.
Le 14 mai 1941, c’est rue Molière que Lazare et son frère Fred reçurent le "billet vert" et se présentèrent au Commissariat de Police de Montreuil, d’où on les envoya directement à Beaune-la-Rolande. Lazare y a travaillé comme bûcheron, surveillé par des gendarmes français. Il a aussi fait, un certain temps, office d’infirmier (il distribuait les médicaments, essentiellement de l’aspirine). Le 28 juin 1942, ils firent partie du convoi n°5, direction Auschwitz. Lazare avait 20 ans en y arrivant. Son frère Fred a veillé sur lui et l’a aidé à survivre jusqu’à ce qu’il soit envoyé dans un commando, en 1943, pour déblayer les ruines du ghetto de Varsovie que les nazis venaient d’anéantir. C’est sur le trajet de retour vers Auschwitz que Fred a tenté de s’évader du train et fut abattu.
Lazare m’a raconté qu’il avait été le témoin de l’arrivée dans le camp d’un groupe de Juifs américains venus visiter leur famille et qui n’ont pu retourner chez eux, piégés par la guerre. C’étaient de forts gaillards qu’il a vu conduire vers la chambre à gaz. Les hommes se savaient perdus et, passant devant un crématoire, ils ont réussi à y jeter vivant l’officier nazi qui accompagnait le groupe, avant d’être eux-mêmes massacrés. Il m’a raconté aussi que lorsqu’il a été affecté “à la rampe” où arrivaient les convois de déportés de toute l’Europe occupée, il retirait les bébés des bras de leur mère et les mettait dans les bras d’une femme âgée. Il disait à la mère qu’elle retrouverait son bébé un peu plus tard. La force que donnait l’espoir de sauver, peut-être, une vie… (les gens âgés et les enfants ne pénétrant même pas dans le camp).
Lazare fit la marche de la mort en janvier 1945, jusqu’à Buchenwald. Un jour qu’il errait dans ce camp à la recherche d’un peu de nourriture, il est passé devant une baraque où il entendit parler français. Il entra, c’était la baraque des “politiques”. À l’intérieur, entre autres, Marcel Paul, un dirigeant communiste. Lazare a demandé quelque chose à manger : “Je suis français, comme vous” dit-il. Il y avait un monceau de colis de la Croix-Rouge qui leur étaient destinés. “Tu n’y as pas droit” lui dit Marcel Paul. Il supplia et sortit avec un morceau de pain.
Il a été libéré le 11 avril 1945. Il est passé par l’Hôtel Lutétia, a eu droit à un vestiaire et un ticket de métro pour rentrer chez lui. En arrivant rue Molière, il a aperçu sa mère au loin, et à cette évocation, sa voix, immanquablement, se brisait. De même lorsqu’il lui arrivait d’évoquer son frère Fred.
Son frère Henri avait été déporté par le convoi 77, en juillet 1944. Il était en Afrique du Nord, engagé dans l’armée, et malgré les avertissements de son colonel, il a voulu revenir en France voir sa famille. À cette date et en dépit des défaites qui s’accumulaient pour les nazis, leur priorité restait le massacre des Juifs .
À son retour, Lazare a appris le métier de fourreur auprès de son frère Charles. Naturalisé français en 1947, il a été appelé pour faire son service militaire en 1950 et a été envoyé pour cela en... Allemagne, à Cologne. Au bout de six mois, un décret dispensant les anciens déportés de ce service lui permit de revenir chez ses parents.
Nous nous sommes mariés en 1954. Plus tard, nous avons acheté un magasin et Lazare a exercé avec une grande compétence son métier de fourreur jusqu’en 1991. Toute sa vie, il a porté, même l’été, des chemises à manches longues pour camoufler ce numéro 42943, tatoué sur son bras gauche. Il a très peu raconté, n’en a jamais parlé à nos deux enfants ni à nos quatre petits-enfants. Il ne voulait pas parler de cette période et s’est ainsi protégé de l’indicible. Ce que je sais, il me l’a dit dans les rares moments où il avait envie de se confier. Dans les années 70, nous avons appris par un examen sanguin pour analyse, à l’Institut Pasteur, qu’il avait contracté le typhus dans le camp. Il avait en effet été très malade et n’avait jamais voulu aller à l’infirmerie, sachant que la mort était au bout, et s’était traîné, à l’état de loque humaine, sans manquer un seul jour de travail. Il ignorait qu’il avait eu le typhus.
Lazare est décédé en 2004, quelques semaines avant notre cinquantième anniversaire de mariage.
Témoignage recueilli en 2010
LAZARE ETLINGER
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Décédé en 2004 à l’âge de 82 ans
ANNA ETLINGER
Épouse de Lazare Etlinger